Tout au contraire du rêve autarcique exprimé par Fichte dans Der geschlossene Handelsstaat (1800), Charles de Villers (1765–1815xxxvi) montre la nécessité d’un marché commun européen, qui mettrait en communication les grandes villes commerçantes de l’Europe du nord et du midi. Ces villes, ports fluviaux et/ou maritimes, ont deux fonctions commerciales, l’une, immédiate, au profit du bassin économique local, l’autre, médiate, au profit de l’ensemble du continent. Le terme d’Entrepôt, qui relève de cette seconde fonction, qualifie la liaison commerciale entre les zones nord et sud. Le modèle politique favorable au commerce est tiré des trois villes hanséatiques, Brême, Hambourg et Lubeck, et doit s’appliquer aux autres cités, notamment italiennes, comme Venise ou Gênes. Enfin l’activité commerciale, parce qu’elle est noble quant à sa finalité, requiert de vastes connaissances. Villers rêve d’un commerçant éclairé.
Les besoins tant réels que factices de ses habitants, leur haut degré d’activité et de civilisation, leur rend indispensables les échanges réciproques des productions de leur sol et de leur industrie. Tel point du continent abonde en vins, en huiles, en fruits exquis, en soieries, en laines, ou crues ou fabriquées, enfin en marchandises aromatiques et de luxe — tel autre abonde en grains, en lin et chanvre (avec lesquels se fabriquent les agrès, toiles et cordages), en bois de construction, en fers et en cuivres, en goudrons, en cire, en suif, etc. etc. Enfin, le climat, le sol, le genre d’industrie locale procurent à chaque région la surabondance d’une ou de plusieurs sortes de denrées, et le manquement absolu de quelques autres. De là cet échange de ce qu’on a de trop, pour obtenir ce qui manque. Celui qui a surabondance de vin se procure à son aide du grain ; celui qui a surabondance de grain se procure en retour du vin. Celui qui a du métal de trop, s’en sert pour acheter du grain et du vin, etc. — Et c’est vainement que chaque contrée, rebelle à la nature, voudrait s’isoler des autres, et forcer son propre sol à lui fournir les diverses productions dont elle a besoin. […]
Voilà ce qui constitue la seconde fonction commerciale, celle de l’Entrepôt ; fonction de la plus haute importance, qui lie entre elles des nations éloignées, des contrées à qui la nature semblait avoir interdit tout commerce direct, au moins dans un certain degré d’activité. Le commerce fluvial de tout port qui domine un fleuve consiste dans la vente immédiate des propres denrées de son pays riverain, et dans l’achat de sa consommation en denrées étrangères. Mais l’Entrepôt ne participe point par lui-même, quant à la production, à ce qui fait l’objet de son activité. D’une et d’autre part, ce sont des marchandises étrangères et de pays éloignés qu’il accumule dans ses magasins, recevant des uns pour échanger avec les autres, et n’offrant à tous qu’une garantie en numéraire, en bonne foi et en habileté. Le caractère du commerce de l’Entrepôt est donc d’être médiat, et de ne pas se borner aux importations et exportations d’une seule province commerciale. La première fonction du commerce, ne se rapportant jamais qu’à un district borné, est locale, et presque toujours restreinte à une seule nation : la seconde embrasse des masses d’États entiers ; elle sert aux intérêts de tous, et fonde des instituts, lesquels doivent être sacrés pour toutes les nations qui participent à leur influence bienfaisante. […]
Ce qui est nécessaire à tous, ce qui appartient à tous, ne doit appartenir à personne en particulier. Les grands Entrepôts de commerce sont la propriété commune de toute l’Europe ; et ce doit être désormais un article inviolable du droit des gens de cette partie du monde, qu’on respecte dans toutes les guerres à venir la neutralité absolue de ces places, qu’on ne touche ni à leur territoire, ni à leur port, ni à leur pavillon, qu’on ne fasse passer aucune troupe armée dans leurs murs, et qu’on ne se permette d’en tirer aucunes contributions. Ces ménagements ne doivent être en effet dictés par aucun esprit de faveur envers les villes hanséatiques ; mais par l’intérêt général de tous, et par un esprit de noble civilisation, qui s’impose à lui-même le devoir de garantir d’atteinte tout ce qui a été institué pour la faire fleurir. […]
Ces premiers linéaments d’une organisation générale du commerce européen, font voir combien sont précises et déterminées par l’état des choses, les fonctions particulières des membres de ce grand ensemble. Pour que chacun tire le meilleur parti possible de sa position et de cet état des choses, il faut qu’il connaisse aussi exactement que possible l’un et l’autre, et qu’il ne s’abandonne pas uniquement à une routine aveugle. Il faut que le commerçant soit instruit, et très instruit ! La connaissance parfaite de la terre, de ses productions, de ses habitants, des diverses langues, du droit, de l’histoire, de la politique, des finances, des voyages, et tant d’autres, lui sont absolument indispensables. Pour que le commerce soit bien fait en grand, il doit être guidé par un esprit rempli de vues et de lumières. Elles manquent malheureusement à beaucoup de commerçants. J’en ai vus qui affectaient même du mépris pour l’instruction. Il est fort à désirer qu’un changement s’opère de ce côté. L’établissement d’une Académie commerciale serait d’un très grand avantage pour toute l’Europe. Les éléments s’en trouveraient à Hambourg. On pourrait placer cette académie dans la petite ville de Bergedorf, près des bords de l’Elbe, et qui appartient en commun à Hambourg et à Lubeck. Une telle institution serait digne d’une ville qui a produit des hommes tels que Büsch, Reimarus, Ebeling, etc.
Charles de Villers, Constitutions des trois villes libres-hanséatiques, Lubeck, Brêmen et Hambourg, avec un Mémoire sur le rang que doivent occuper ces villes dans l’organisation commerciale de l’Europe (1814).
Pour lire le texte original en ligne (édition de 1814) : https://books.google.co.uk/books?id=deBYAAAAcAAJ &printsec=frontcover