La pensée politique de Stanislas Leszczynski (1677–1766xxxvii), roi de Pologne puis duc de Lorraine, est faite d’un mélange de pragmatisme et d’idéalisme : pour vivre en paix avec ses voisins, un État doit savoir s’en faire craindre ; mais il n’exercera durablement son empire que par la sagesse de ses lois et la vertu de son souverain. Dans l’Entretien d’un Européen avec un insulaire du Royaume de Dumocala, il fait dialoguer un voyageur, dont le vaisseau a fait naufrage sur une terre australe inconnue, avec un homme vénérable, « espèce de brachmane », rencontré au troisième jour de son arrivée.
Vous vous trompez, reprit [le brachmane] : notre île est isolée, il est vrai ; mais elle est immense : nous n’en possédons que la principale partie, et nous avons des voisins qui devraient naturellement être d’autant plus jaloux de notre puissance, qu’il n’est aucun d’eux qui puisse l’égaler : peu redoutables chacun par eux-mêmes, ils pourraient le devenir par leur union ; mais notre système nous met à l’abri de leurs insultes. Par notre bonne foi, nous avons gagné leur confiance, et ils ont tant de preuves de notre désintéressement, qu’ils nous croient du moins aussi portés à ménager leur repos, qu’ils le devraient être eux-mêmes.
Moins tranquilles entre eux, parce qu’ils se méfient les uns des autres, ils s’attaquent presque toujours ; et leurs guerres sont d’autant plus cruelles, qu’elles deviennent plus opiniâtres par l’égalité de forces qui balance leurs succès.
Il n’est que l’ascendant que nous donne sur eux l’opinion qu’ils ont de notre sagesse qui puisse mettre fin à leurs malheurs. Ils prennent notre souverain pour arbitre de leurs querelles ; et notre souverain, d’ailleurs assez puissant pour leur faire accepter la paix, trouve plus de gloire à la leur donner, qu’il n’en aurait à profiter de leur épuisement pour étendre à leurs dépens les bornes de son empire.
C’est là une espèce de monarchie universelle, d’autant mieux fondée, que ceux-là même qu’elle subjugue en effet, sont plus empressés de s’y soumettre, que les peuples qu’ils gouvernent ne le sont d’obéir à leurs lois.
De là vient aussi que, pour la maintenir comme ils le souhaitent, nos troupes sont toujours prêtes à marcher où leurs besoins les appellent ; mais ces troupes, contre l’usage ordinaire de celles de vos pays, n’étant destinées à faire la guerre que pour la terminer, ne soulèvent point contre nous des nations qui trouvent leur avantage dans notre supériorité ; et qui, prêtes à se confédérer pour la détruire, si nous voulions en abuser, cherchent au contraire à la maintenir, parce que réellement nous ne nous occupons qu’à la leur rendre utile.
Comparez donc à présent, ajouta le brachmane, votre politique avec la nôtre, et voyez laquelle est plus estimable, plus sûre, plus utile en effet, ou celle qu’on ne peut éviter de suspecter, parce qu’elle n’a jamais de succès qu’autant qu’elle s’applique à ne point paraître, ou celle qui, se montrant à découvert, devient parmi les nations un principe de liaison et d’amitié, plutôt qu’un motif de méfiance et de crainte.
Stanislas Leszczynski, Entretien d’un Européen avec un insulaire du Royaume de Dumocala (1752).
Pour lire le texte original en ligne (édition de 1752) : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k84469n