4. Examen du projet de l’abbé de Saint-Pierre
Jean-Jacques Rousseau (1712–1778v), qui exprime dans des fragments sur Saint-Pierre ses doutes sur les possibilités de réforme proposées par l’abbé, rédige un Extrait du Projet de paix perpétuelle (1761). C’est sous cette forme qu’il leur a donnée que les idées de son prédécesseur sur une confédération européenne sont véritablement connues en Europe. Dans le début de l’Extrait, pour entrer dans les vues de son prédécesseur et les soutenir, Rousseau fait un détour par l’histoire et déploie une argumentation que l’on ne trouve pas dans le Projet de paix perpétuelle. Alors que l’abbé de Saint-Pierre parle d’unir les souverains, Rousseau évoque une union des peuples. Il y a un « système de l’Europe » qui ne désigne pas la pluralité des souverainetés européennes censées se neutraliser, mais l’interdépendance des peuples produite par des causes historiques, et dont les rapports sont complexes et ambivalents, puisque cette société civile européenne va avec des guerres incessantes.
Outre ces confédérations publiques, il s’en peut former tacitement d’autres moins apparentes et non moins réelles, par l’union des intérêts, par le rapport des maximes, par la conformité des coutumes, ou par d’autres circonstances qui laissent subsister des relations communes entre des peuples divisés. C’est ainsi que toutes les puissances de l’Europe forment entre elles une sorte de système qui les unit par une même religion, par un même droit des gens, par les mœurs, par les lettres, par le commerce, et par une sorte d’équilibre qui est l’effet nécessaire de tout cela ; et qui, sans que personne songe en effet à le conserver, ne serait pourtant pas si facile à rompre que le pensent beaucoup de gens.
Cette société des peuples de l’Europe n’a pas toujours existé, et les causes particulières qui l’ont fait naître servent encore à la maintenir. En effet, avant les conquêtes des Romains, tous les Peuples de cette partie du monde, barbares et inconnus les uns aux autres, n’avaient rien de commun que leur qualité d’hommes, qualité qui, ravalée alors par l’esclavage, ne différait guère dans leur esprit de celle de brute. Aussi les Grecs, raisonneurs et vains, distinguaient-ils, pour ainsi dire, deux espèces dans l’humanité ; dont l’une, savoir la leur, était faite pour commander ; et l’autre, qui comprenait tout le reste du monde, uniquement pour servir. De ce principe, il résultait qu’un Gaulois ou un Ibère n’était rien de plus pour un Grec que n’eût été un Cafre ou un Américain ; et les barbares eux-mêmes n’avaient pas plus d’affinité entre eux que n’en avaient les Grecs avec les uns et les autres.
Mais quand ce Peuple, souverain par nature, eut été soumis aux Romains ses esclaves, et qu’une partie de l’hémisphère connu eut subi le même joug, il se forma une union politique et civile entre tous les membres d’un même empire. Cette union fut beaucoup resserrée par la maxime, ou très sage ou très insensée, de communiquer aux vaincus tous les droits des vainqueurs, et surtout par le fameux décret de Claude, qui incorporait tous les sujets de Rome au nombre de ses citoyens. À la chaîne politique qui réunissait ainsi tous les membres en un corps, se joignirent les institutions civiles et les lois, qui donnèrent une nouvelle force à ces liens, en déterminant d’une manière équitable, claire et précise, du moins autant qu’on le pouvait dans un si vaste empire, les devoirs et les droits réciproques du prince et des sujets, et ceux des citoyens entre eux. Le code de Théodose, et ensuite les livres de Justinien furent une nouvelle chaîne de justice et de raison, substituée à propos à celle du pouvoir souverain, qui se relâchait très sensiblement. Ce supplément retarda beaucoup la dissolution de l’empire, et lui conserva longtemps une sorte de juridiction sur les barbares mêmes qui le désolaient.
Un troisième lien, plus fort que les précédents, fut celui de la religion, et l’on ne peut nier que ce ne soit surtout au christianisme que l’Europe doit encore aujourd’hui l’espèce de société qui s’est perpétuée entre ses membres ; tellement que celui de ses membres qui n’a point adopté sur ce point le sentiment des autres, est toujours demeuré comme étranger parmi eux. Le christianisme, si méprisé à sa naissance, servit enfin d’asile à ses détracteurs. Après l’avoir si cruellement et si vainement persécuté, l’empire romain y trouva les ressources qu’il n’avait plus dans ses forces ; ses missions lui valaient mieux que des victoires ; il envoyait des évêques réparer les fautes de ses généraux, et triomphait par ses prêtres quand ses soldats étaient battus. C’est ainsi que les Francs, les Goths, les Bourguignons, les Lombards, les Avares et mille autres reconnurent enfin l’autorité de l’empire après l’avoir subjugué, et reçurent, du moins en apparence, avec la loi de l’Évangile celle du prince qui la leur faisait annoncer.
Tel était le respect qu’on portait encore à ce grand corps expirant, que jusqu’au dernier instant ses destructeurs s’honoraient de ses titres ; on voyait devenir officiers de l’empire, les mêmes conquérants qui l’avaient avili ; les plus grands rois accepter, briguer même les honneurs patriciaux, la préfecture, le consulat ; et, comme un lion qui flatte l’homme qu’il pourrait dévorer, on voyait ces vainqueurs terribles rendre hommage au trône impérial, qu’ils étaient maîtres de renverser.
Voilà comment le sacerdoce et l’empire ont formé le lien social de divers peuples, qui, sans avoir aucune communauté réelle d’intérêts, de droits ou de dépendance, en avaient une de maximes et d’opinions, dont l’influence est encore demeurée, quand le principe a été détruit. Le simulacre antique de l’empire romain a continué de former une sorte de liaison entre les membres qui l’avaient composé ; et Rome ayant dominé d’une autre manière après la destruction de l’empire, il est resté de ce double lien une société plus étroite entre les nations de l’Europe, où était le centre des deux puissances, que dans les autres parties du monde, dont les divers peuples, trop épars pour se correspondre, n’ont de plus aucun point de réunion.
Joignez à cela la situation particulière de l’Europe, plus également peuplée, plus également fertile, mieux réunie en toutes ses parties ; le mélange continuel des intérêts que les liens du sang et les affaires du commerce, des arts, des colonies ont mis entre les Souverains ; la multitude des rivières et la variété de leur cours, qui rend toutes les communications faciles ; l’humeur inconstante des habitants, qui les porte à voyager sans cesse et à se transporter fréquemment les uns chez les autres ; l’invention de l’imprimerie et le goût général des lettres, qui a mis entre eux une communauté d’études et de connaissances ; enfin la multitude et la petitesse des états, qui, jointe aux besoins du luxe et à la diversité des climats, rend les uns toujours nécessaires aux autres. Toutes ces causes réunies forment de l’Europe, non seulement comme l’Asie ou l’Afrique, une idéale collection de peuples qui n’ont de commun qu’un nom, mais une société réelle qui a sa religion, ses mœurs, ses coutumes et même ses lois, dont aucun des peuples qui la composent ne peut s’écarter sans causer aussitôt des troubles.
À voir, d’un autre côté, les dissensions perpétuelles, les brigandages, les usurpations, les révoltes, les guerres, les meurtres, qui désolent journellement ce respectable séjour des sages, ce brillant asile des sciences et des arts ; à considérer nos beaux discours et nos procédés horribles, tant d’humanité dans les maximes et de cruauté dans les actions, une religion si douce et une si sanguinaire intolérance, une politique si sage dans les livres et si dure dans la pratique, des chefs si bienfaisants et des peuples si misérables, des gouvernements si modérés et des guerres si cruelles : on sait à peine comment concilier ces étranges contrariétés ; et cette fraternité prétendue des peuples de l’Europe ne semble être qu’un nom de dérision, pour exprimer avec ironie leur mutuelle animosité.
Cependant les choses ne font que suivre en cela leur cours naturel ; toute société sans lois ou sans chefs, toute union formée ou maintenue par le hasard, doit nécessairement dégénérer en querelle et dissension à la première circonstance qui vient à changer. L’antique union des peuples de l’Europe a compliqué leurs intérêts et leurs droits de mille manières ; ils se touchent par tant de points, que le moindre mouvement des uns ne peut manquer de choquer les autres ; leurs divisions sont d’autant plus funestes, que leurs liaisons sont plus intimes ; et leurs fréquentes querelles ont presque la cruauté des guerres civiles.
Convenons donc que l’état relatif des puissances de l’Europe est proprement un état de guerre, et que tous les traités partiels entre quelques-unes de ces puissances sont plutôt des trêves passagères que de véritables paix ; soit parce que ces traités n’ont point communément d’autres garants que les parties contractantes, soit parce que les droits des unes et des autres n’y sont jamais décidés radicalement, et que ces droits mal éteints, ou les prétentions qui en tiennent lieu entre des puissances qui ne reconnaissent aucun supérieur, seront infailliblement des sources de nouvelles guerres, sitôt que d’autres circonstances auront donné de nouvelles forces aux prétendants. […]
Les causes du mal étant une fois connues, le remède, s’il existe, est suffisamment indiqué par elles. Chacun voit que toute société se forme par les intérêts communs ; que toute division naît des intérêts opposés ; que mille événements fortuits pouvant changer et modifier les uns et les autres, dès qu’il y a société, il faut nécessairement une force coactive, qui ordonne et concerte les mouvements de ses membres, afin de donner aux communs intérêts et aux engagements réciproques, la solidité qu’ils ne sauraient avoir par eux-mêmes.
Ce serait d’ailleurs une grande erreur d’espérer que cet état violent pût jamais changer par la seule force des choses, et sans le secours de l’art. Le système de l’Europe a précisément le degré de solidité qui peut la maintenir dans une agitation perpétuelle, sans la renverser tout-à-fait ; et si nos maux ne peuvent augmenter, ils peuvent encore moins finir, parce que toute grande révolution est désormais impossible.
Jean-Jacques Rousseau, Extrait sur le Projet de paix perpétuel (1761).
Pour lire le texte original en ligne (édition de 1826) : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k2051816