Louis-Antoine Caraccioli décrit dans son traité Paris, le modèle des nations étrangères ou l’Europe française, en 1777, comment le modèle de sociabilité de la conversation française a contribué à rendre toute l’Europe policée.
De l’Esprit de Société.
Il n’est donné à tous les hommes d’avoir cet esprit liant et facile, qui gagne la confiance, et qui plaît dans tous les pays. Je ne connais que l’Italien, le Français, et peut-être le Suédois, qui soient portés d’eux-mêmes à prévenir ceux qu’ils rencontrent, et qui leur parlent volontiers.
Les Européens, presque tous sur la réserve, ne sont devenus communicatifs, que depuis qu’ils prirent les manières françaises. Il fallait autrefois des efforts incroyables pour arracher une seule parole d’un Anglais. S’imaginant toujours qu’on cherchait à le surprendre dans ses propos, il ruminait en lui-même le plus court monosyllabe pour le tirer d’embarras, et il payait de cette monnaie tous ceux qui voulaient converser avec lui.
Mais c’était bien autre chose, lorsqu’on allait dans son pays. Il ne reconnaissait plus les personnes dont il avait reçu les plus grandes politesses. Heureux siècle ! Tout a changé, le Hollandais parle, et l’Anglais accueille l’étranger.
À force d’entendre discourir les Français, on les copie insensiblement, et d’ailleurs comme ils sont naturellement questionneurs et curieux, ils ont si souvent interrogé, qu’il a fallu leur répondre de force ou de gré. Les langues par ce moyen se sont déliées, et l’on connaît maintenant l’art de converser chez tous les Européens.
Ce n’est plus le temps où des hommes rassemblés passaient des jours entiers à fumer, sans dire un seul mot. Les tabagies hollandaises sont devenues presqu’aussi bruyantes que si elles étaient remplies de Français, et les hôtelleries allemandes où l’on ne répondait jamais qu’avec beaucoup de peine, ont présentement des hôtes qui bégaient quelques phrases, et qui même font des compliments.
Je conviens que le Français s’aventure dans le propos ; que souvent, sans connaître ceux qu’il voit, il leur adresse la parole ; qu’il leur fait même des questions, et qu’il cherche à devenir l’ami du genre humain : mais cela ne vaut-il pas mieux qu’un personnage morose, qui a l’air d’une statue échappée de quelque mausolée ; qu’un homme qui croit toujours être en pays ennemi, et qui craint de se compromettre, même en ne parlant que de la pluie ? J’aime mieux un étourdi qui babille, qu’un cynique qui ne dit mot ; autant dîner avec mon perroquet, qu’avec un original qui ne desserre les dents que pour manger.
Qu’y a-t-il de plus agréable pour un homme qui voyage, que de rencontrer des personnes qui l’entretiennent sur divers événements, qui lui apprennent la nouvelle du jour, qui lui racontent l’histoire de la veille, et qui s’annoncent comme ses amis, comme ses frères, dès le moment qu’ils l’abordent. […]
Nous aimons à voir le monde entier ne faire qu’une seule et même famille, et par des occupations diverses, par des goûts différents remplir les mêmes objets, concourir à la même fin. Alors on dirait qu’il n’y a qu’un seul esprit, qu’une seule âme, qu’un seul être.
Il n’y a pas cinquante ans qu’un Français, qui se présentait dans quelque assemblée, soit à Gênes, soit à Londres, passait pour un véritable étourdi. Son air libre, sa conversation aisée révoltaient des personnages qui ne savaient être que sérieux ; mais à présent qu’on a connu le prix de la société, on ne porte plus un jugement aussi hasardé. Ce qui était pris alors pour folie, passe maintenant pour gaieté.
L’art de converser fut toujours la science favorite des Français : ils aimeraient mieux ne pas exister, que de ne pas parler ; et je ne vois pas qu’ils aient tort, puisque la parole et la pensée sont ce qui distingue essentiellement les hommes des animaux.
Les lois de la conversation étant de ne s’appesantir sur aucun sujet, mais de passer légèrement d’une matière à l’autre, sans effort et sans affectation, de savoir parler de choses frivoles et de choses sérieuses ; de se souvenir que tout entretien est un délassement, et non une escrime ; un jeu, et non une étude, les Français sont plus propres que tout autre peuple à ce genre d’exercice.
[…] Rien de plus délicieux, que de savoir converser avec politesse, avec douceur, avec légèreté, et c’est un agrément qu’on trouve aujourd’hui dans toute l’Europe. En Allemagne, et surtout en Italie, on se distribue dans des assemblées où l’âme est à l’aise, où l’esprit prend l’essor, où Minerve badine, où Vénus moralise, où les Grâces et les Muses s’escriment joliment ; le Français s’y plaît, il y retrouve Paris, il s’y retrouve lui-même.
L’Anglais acquiert cette amabilité si intéressante et si naturelle ; il ne veut même pas aujourd’hui qu’on le soupçonne d’être taciturne et rêveur. On dirait qu’il a honte de l’avoir été. Il y a tout à parier qu’après les métamorphoses que nous voyons, il se persuadera enfin, que ce n’est pas en tenant table du matin au soir, qu’on s’amuse, ni en se livrant à des transports immodérés.
D’après l’exemple que la France a donné, les Européens ne conversent plus comme autrefois, uniquement pour disputer et pour faire assaut d’érudition. On abandonne la controverse aux écoles, et les pédants sont écartés de la bonne compagnie, où l’on n’a plus de thèses à soutenir.
Louis-Antoine Caraccioli, Paris, le modèle des nations étrangères ou l’Europe française (1777).
Pour lire le texte original en ligne (édition de 1777) : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k1156961
Pour écouter le livre audio : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k1156961/f3.vocal