38. Critique des mœurs européennes
Dans son roman épistolaire Lettres d’une Péruvienne, publié en 1747 et révisé en 1752, Françoise de Graffigny (1695–1758xlvii) formule, en s’inspirant du fonctionnement des Lettres persanes (1721) de Montesquieu, une critique de l’Europe civilisée et plus particulièrement des mœurs françaises. Les lettres de son héroïne, Zilia, doublement étrangère dans cette société européenne du XVIIIe siècle, en tant que femme et en tant que Péruvienne, dénoncent l’inégalité des conditions dans l’Europe de l’Ancien Régime.
Lettre 20 [extrait]
Jusqu’ici mon cher Aza, tout occupée des peines de mon cœur, je ne t’ai point parlé de celles de mon esprit ; cependant elles ne sont guère moins cruelles. J’en éprouve une d’un genre inconnu parmi nous, causée par les usages généraux de cette Nation [la France], si différents des nôtres, qu’à moins de t’en donner quelques idées, tu ne pourrais compatir à mon inquiétude.
Le gouvernement de cet empire, entièrement opposé à celui du tien, ne peut manquer d’être défectueux. Au lieu que le Capa-Incaxlviii est obligé de pourvoir à la subsistance de ses peuples, en Europe les Souverains ne tirent la leur que des travaux de leurs sujets ; aussi les crimes et les malheurs viennent-ils presque tous des besoins mal satisfaits.
Le malheur des nobles en général naît des difficultés qu’ils trouvent à concilier leur magnificence apparente avec leur misère réelle.
Le commun des hommes ne soutient son état que par ce qu’on appelle commerce, ou industrie ; la mauvaise foi est le moindre des crimes qui en résultent.
Une partie du peuple est obligée, pour vivre, de s’en rapporter aux autres ; les effets en sont si bornés, qu’à peine ces malheureux ont-ils suffisamment de quoi s’empêcher de mourir.
Françoise de Graffigny, Lettres d’une Péruvienne (1747–1752).
Pour lire le texte original en ligne (édition de 1777) : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k62721455
Pour écouter le livre audio : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k62721455/f4.vocal