Influencé par L’abbé de Saint Pierre et son Projet pour la paix, le philosophe allemand Emmanuel Kant (1724–1804vi) publia son traité Zum ewigen Frieden. Ein philosophischer Entwurf (1795), traduit en français en 1796 sous le titre Essai philosophique sur la paix perpétuelle. À partir du projet d’une paix perpétuelle en Europe, Kant conçoit l’idée d’une paix universelle, fondée sur la liberté, l’égalité, la fraternité et la raison. Contrairement à Saint-Pierre, il ne développe pas son projet en détail. Ses réflexions concernent, de manière plus générale, la philosophie du droit.
Article II : Nul État, qu’il soit grand ou petit, ce qui est ici tout à fait indifférent, ne pourra jamais être acquis par un autre État, ni par héritage, ni par échange, ni par achat, ni par donation.
Un État n’est pas, comme le sol sur lequel il est assis, un patrimoine. c’est une société d’hommes, qui seule peut disposer d’elle-même, C’est une souche qui a ses racines propres ; incorporer un État dans un autre État, comme on ferait d’une greffe, c’est le réduire, de la condition de personne morale, à l’état de chose, ce qui contredit l’idée du contrat originaire, sans lequel on ne saurait concevoir de droit sur un peuple.
Chacun sait à quels dangers l’Europe, seule partie du monde où cet abus se soit montré, s’est vue exposée jusqu’à nos jours, par suite de ce préjugé que les États peuvent s’épouser les uns les autres : nouvelle industrie, par laquelle on acquiert au moyen des pactes de famille, et sans aucun déploiement de force, ou un excès de puissance, ou un prodigieux accroissement de domaines. […]
Deuxième section, article II : Le droit international doit être fondé sur une fédération d’États libres.
Il en est des peuples, en tant qu’États, comme des individus : s’ils vivent dans l’état de nature, c’est-à-dire sans lois extérieures, leur voisinage seul est déjà une lésion réciproque, et pour garantir sa sûreté, chacun d’eux peut exiger des autres qu’ils établissent d’accord avec lui une constitution garantissant les droits de tous. Ce serait là une Fédération de peuples, et non pas un seul et même État […].
Cependant, du haut de son tribunal, la raison, législatrice suprême, condamne absolument la guerre comme voie de droit ; elle fait de l’état de paix un devoir immédiat, et comme cet état de paix ne saurait être fondé ni garanti sans un pacte entre les peuples, il en résulte pour eux le devoir de former une alliance d’une espèce particulière, qu’on pourrait appeler alliance pacifique (foedus pacificum), différant du traité de paix (pactum pacis), en ce qu’une telle alliance terminerait à jamais toutes les guerres, tandis que le traité de paix ne met fin qu’à une seule. […]
La possibilité de réaliser une telle fédération, qui peu à peu embrasserait tous les États, et qui les conduirait ainsi à une paix perpétuelle, peut être démontrée. Car si le bonheur voulait qu’un peuple aussi puissant qu’éclairé, pût se constituer en République (gouvernement qui, par sa nature, doit incliner à la paix perpétuelle), il y aurait dès lors un centre pour cette alliance fédérative : d’autres États pourraient y adhérer pour garantir leur liberté d’après les principes du droit international, et cette alliance pourrait ainsi s’étendre insensiblement et indéfiniment.
Article III : Le droit cosmopolitique doit se borner aux conditions d’une hospitalité universelle.
Il s’agit dans cet article, comme dans les précédents, non de philanthropie mais de droit. Hospitalité signifie donc uniquement le droit qu’a chaque étranger de ne pas être traité en ennemi dans le pays où il arrive. On peut refuser de le recevoir, si le refus ne compromet point son existence ; mais on ne doit pas agir hostilement contre lui, tant qu’il n’offense personne. […]
De cette manière, des régions éloignées les unes des autres peuvent contracter des relations amicales, plus tard sanctionnées enfin par des lois publiques, et le genre humain se rapprocher indéfiniment d’une constitution cosmopolitique.
À quelle distance de cette perfection sont encore les nations civilisées, et surtout les nations commerçantes de l’Europe ! À quel excès d’injustice ne les voit-on pas se porter, quand elles vont découvrir, c’est-à-dire conquérir, des pays et des peuples étrangers ! […]
Premier supplément : De la garantie de la paix universelle.
Elle [la nature] se sert de deux moyens pour empêcher les peuples de se confondre : la diversité des langues et la diversité des religions. Cette diversité renferme, il est vrai, le germe de haines réciproques et fournit même souvent un prétexte à la guerre, mais à mesure que les hommes se rapprochent dans leurs principes par l’effet des progrès de la civilisation, la diversité des langues et des religions amène et assure une paix fondée, non pas comme celle où aspire le despotisme, sur la mort de la liberté et l’extinction de toutes les forces, mais sur l’équilibre que ces forces gardent entre elles malgré la lutte qui résulte de leur opposition. […]
Je parle de l’esprit de commerce qui s’empare tôt ou tard de chaque nation et qui est incompatible avec la guerre.
Emmanuel Kant, Essai philosophique sur la paix perpétuelle (1796).
Pour lire le texte original en ligne (édition de 1880) : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k75749w
Pour écouter le livre audio : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k75749w/f7.vocal