Préface
© 2017 Rotraud von Kulessa et Catriona Seth, CC BY 4.0 https://doi.org/10.11647/OBP.0116.01
Le 25 mars 2017, le traité de Rome, qui jetait les bases d’une communauté économique européenne, a fêté ses 60 ans. Au Palazzo dei Conservatori, sur le Capitole, des représentants de six pays — les trois nations du Benelux, l’Allemagne de l’Ouest, la France et l’Italie — s’étaient réunis dans un climat de confiance pour mettre sur pied un accord international. Universitaires, juristes, diplomates, les douze signataires, dont certains étaient entrés en résistance ou avaient été emprisonnés pendant la guerre, entendaient renforcer les liens entre leurs pays et contribuer, par les échanges commerciaux, à stabiliser le continent. Or, six décennies plus tard, l’Union Européenne, qui compte désormais 28 États-membres (ou bientôt 27, avec le retrait britannique à l’horizon) doit affronter des réserves croissantes face au projet qui lui a donné le jour et à son expression. Le scepticisme est désormais dans l’air du temps, où que l’on regarde. Il est parfois nourri par un populisme qui cherche, par le retour aux particularismes et aux nationalismes, le salut d’une partie de la population dépassée par la mondialisation.
Face aux défis actuels — entre autres politiques — auxquels sont confrontés différents pays européens, les chercheurs dix-huitiémistes européens ont souhaité revenir sur des expressions anciennes de valeurs partagées et les interrogations passées sur des questions qui restent souvent d’actualité. Au Siècle des Lumières, nombre d’hommes et de femmes de lettres ont envisagé l’avenir du continent en particulier pour entériner leur souhait de garantir la paix en Europe. Les textes qui suivent, signés des grands auteurs du temps (Rousseau, Montesquieu, Voltaire, Kant, Hume ou encore Staël), comme d’oubliés de l’histoire, présentent, avec quelques excursus chronologiques (de Sully à Hugo) les réflexions de penseurs d’un dix-huitième siècle, aux bornes chronologiques étendues — l’émergence et la chute de l’Empire engendrent des interrogations nombreuses —, sur l’Europe, son histoire, sa diversité, mais aussi sur ce qu’ont en commun les nations qui composent, dans leur variété, un ensemble géographique. Ils mettent en évidence les origines historiques de l’idée d’union européenne avec des textes comme le Projet pour rendre la paix perpétuelle en Europe (1713). L’abbé de Saint-Pierre, auteur de cet essai, tente de proposer une solution novatrice aux convulsions violentes qui ont secoué son pays, la France, et les États voisins au moment de la guerre de succession d’Espagne : une union plutôt qu’un équilibre des puissances, et une association de la Turquie ou des pays du Maghreb pour les intégrer aux réseaux commerciaux, plutôt que de les en exclure. Il défend ce qu’il appelle « un Traité de Police suprême, ou d’Arbitrage européen, qui tienne toutes les parties de l’Europe unies en un même Corps. »
Comme lui, d’autres proposent des plans, relèvent des temps forts du passé, imaginent des développements futurs. Parfois ils se fourvoient, comme nous l’apprend le recul de deux siècles. Ils expriment à l’occasion des idées que nous ne partageons pas toujours ou qui paraissent désormais caduques. Ils ont en commun d’avoir voulu réfléchir à ce qui fait l’Europe dans sa bigarrure comme dans sa singularité, et aux manières d’en envisager l’avenir, d’en avoir célébré la diversité, d’en avoir souhaité, souvent, l’union.
Si au début du XIXe siècle l’idée de l’existence de caractères nationaux et d’identités y afférant continue de se frayer un chemin, des penseurs comme Germaine de Staël — à qui le prince de Ligne écrit « C’est bien pour vous qu’on pourrait mettre sur l’adresse : Au génie de l’Europe » —, ou encore Victor Hugo, qui envisage un modèle fédéral à l’américaine, n’arrêteront pas d’insister sur l’importance de l’unité européenne pour désamorcer les conflits futurs. Dans son célèbre discours au Congrès de la Paix de 1849, annonçant une époque où une guerre entre Paris et Londres, entre Pétersbourg et Berlin, entre Vienne et Turin paraîtrait aussi absurde et impossible qu’entre Rouen et Amiens ou Boston et Philadelphie, Hugo se faisait le héraut d’un avenir radieux : « Un jour viendra où la France, vous Russie, vous Italie, vous Angleterre, vous Allemagne, vous toutes, nations du continent, sans perdre vos qualités distinctes et votre glorieuse individualité, vous vous fondrez étroitement dans une unité supérieure, et vous constituerez la fraternité européenne, absolument comme la Normandie, la Bretagne, la Bourgogne, la Lorraine, l’Alsace, toutes nos provinces, se sont fondues dans la France. » Il donnait le nom d’États-Unis d’Europe à ce qui correspond aux visions des fédéralistes de notre siècle. Il imaginait les progrès de la technique accompagnant ces avancées fraternelles : « Grâce aux chemins de fer, l’Europe bientôt ne sera pas plus grande que ne l’était la France au Moyen Âge ! Grâce aux navires à vapeur, on traverse aujourd’hui l’Océan plus aisément qu’on ne traversait autrefois la Méditerranée ! Avant peu, l’homme parcourra la terre comme les dieux d’Homère parcouraient le ciel, en trois pas. Encore quelques années, et le fil électrique de la concorde entourera le globe et étreindra le monde. »
L’optimisme de Victor Hugo aurait été mis à mal par la montée des populismes et la crainte de l’étranger qui entachent à l’occasion les relations actuelles au sein des sociétés occidentales, mais garde une résonance pour nous qui refusons de nous laisser vaincre par l’esprit de suspicion et nous identifions par un héritage et des ambitions communs, qui célébrons nos différences comme des occasions de partage et d’enrichissement. Sachons écouter Gibbon pour lequel le véritable philosophe pense à l’échelle de l’Europe et ne se laisse pas contraindre par les frontières nationales. Examinons les propositions de Constant pour amener la fin des guerres. Les aspirations de ces penseurs éclairés, même si elles sont parfois marquées au coin de leur temps ou d’un eurocentrisme passé de mode, méritent d’être entendues. Nous sommes leurs héritiers. Ceux qui nous succèdent pourront, à bon escient, demander des comptes sur le devenir de ce legs intellectuel. La présente anthologie, fruit d’une collaboration internationale, offre une diversité d’approches et d’idées et peut-être parcourue au gré de l’envie du lecteur. Elle se veut à l’usage de tous les Européens et sera traduite en anglais et en allemandi.
Les éditrices tiennent à remercier tout particulièrement les collègues et amis qui leur ont apporté une collaboration précieuse à l’occasion de la préparation de ce volume, Nicolas Brucker (Metz), Denis de Casabianca (Marseille), Carole Dornier (Caen), Fabio Forner (Vérone), Marie-Claire Hoock-Demarle (Paris), Juan Ibeas (Vitoria), Frank Reiser (Freiburg), Ritchie Robertson (Oxford et Göttingen), Lydia Vázquez (Vitoria) ainsi que les institutions suivantes : la Société française d’étude du XVIIIe siècle, l’Université d’Augsburg, l’Université d’Oxford.
i Les extraits qui ne sont pas tirés d’éditions de langue française ont été traduits par les soins des contributeurs au présent volume. L’orthographe a été modernisée.