Anicet Charles Gabriel Lemonnier, A Reading of Voltaire’s Tragedy ‘L’orpheline de la Chine’ in the Salon of Madame Geoffrin (ca. 1812), Wikimedia, Public Domain, https://commons.wikimedia.org/wiki/File:ANICET-CHARLES-GABRIEL_LEMONNIER_A_READING_OF_VOLTAIRE.jpg

Lettre du Sieur Palissot, Auteur de la Comédie des Philosophes, pour Servir de Préface a la Pièce1

Vous que les Corneille, les Racine, et les Molière ont toujours respecté, et qui ne deviez pas vous attendre à vous voir insulté dans des préfaces par une secte d’hommes nouveaux qui n’ont jamais pu ni vous en imposer ni vous surprendre: vous qui êtes exempt d’intérêt, de prévention, et de haine, et à qui je dois tant de reconnaissance, permettez-moi de vous soumettre les vues2 qui m’ont guidé dans l’ouvrage que vous avez eu l’indulgence d’applaudir.

Quelques personnes humiliées par les encouragements dont vous avez daigné m’honorer, n’osant attaquer directement votre suffrage,3 ont crié du moins au libelle et à la méchanceté. J’ai cru devoir me justifier de ce reproche si étranger à mes sentiments et à mon cœur. Je vous adresse mon apologie. Lisez et jugez.4

Une secte impérieuse, formée à l’ombre d’un ouvrage dont l’exécution pouvait illustrer le siècle,5 exerçait un despotisme rigoureux sur les sciences, les lettres, les arts et les mœurs. Armée du flambeau de la philosophie, elle avait porté l’incendie dans les esprits, au lieu d’y répandre la lumière: elle attaquait la religion, les lois et la morale: elle prêchait le pyrrhonisme,6 l’indépendance; et dans le temps qu’elle détruisait toute autorité, elle usurpait une tyrannie universelle. Ce n’était point assez de la liberté de publier ses opinions avec faste; elle déclarait la guerre à tout ce qui ne fléchissait pas le genou devant l’idole. L’Encyclopédie, cet ouvrage qui devait être le livre de la nation, en était devenu la honte; mais de ses cendres mêmes il était né des prosélytes, qui, sous le nom d’esprits forts, inspiraient à des femmes des idées d’anarchie et de matérialisme.7

Les maximes les plus détestables de Hobbes, de Spinoza, l’esprit le plus républicain, respiraient dans leurs écrits et dans leurs discours.

Les véritables philosophes, les ministres de la religion, les vrais citoyens, tous les honnêtes gens enfin gémissaient de ces dogmes audacieux contre la divinité et l’autorité suprême. On se plaignait de ce que les foudres de l’Eglise et le glaive des lois ne leur avaient porté que des coups impuissants; mais c’était plutôt des murmures que des plaintes; personne n’osait élever la voix.

Ces nouveaux philosophes croyaient en imposer à la renommée: ils distribuaient à leur gré les réputations, et les couronnes des arts; mais nul ne pouvait y prétendre, s’il n’était enrôlé dans la secte. En effet, elle était si étendue, elle avait si fort percé dans tous les états de la vie, qu’elle entraînait les suffrages d’une partie de la nation,8 qui ne pensait plus que d’après ces oracles.

Il ne restait, pour abattre ce parti puissant, que de l’attaquer par le ridicule aux yeux mêmes du public assemblé: c’était ramener le théâtre à sa première institution;9 et sans doute, il y a de la modération à n’employer que de pareilles armes contre de certains excès.

Mais il fallait avoir l’âme assez courageuse, assez enflammée (si je l’ose dire) de l’amour du bien public, pour ne s’effrayer ni des obstacles, ni des dangers. Je ne m’étais point dissimulé tout ce qu’on pourrait tenter pour me rendre odieux; j’avais prévu les applications malignes que l’on ferait des portraits répandus dans la pièce à des personnes dont je considère les talents et respecte les mœurs, sans adopter leurs systèmes philosophiques.10 Si j’avais été capable de me faire à cet égard quelque illusion, j’aurais été désabusé, même avant la représentation des Philosophes, quand j’ai vu épars dans le public des lambeaux de ma comédie qui n’avaient jamais existé que dans l’imagination de ceux qui me les attribuaient:11

Quand j’ai entendu publier que j’attaquais ce génie rare dont je n’ai jamais parlé qu’avec transport,12 qui me reçut avec tant de bonté dans sa retraite, lorsque j’allai lui porter mon tribut d’admiration, et qui depuis m’a souvent honoré de ses lettres que je conserverai toute ma vie:

Quand enfin j’ai vu que l’on m’accusait de n’avoir pas même épargné l’illustre Montesquieu, comme si nos prétendus sages se flattaient de faire disparaître, par ces imputations, l’intervalle immense qui les sépare de ces grands hommes. Si ces génies célèbres qui ont éclairé leur siècle, se sont oubliés quelquefois par une suite de la faiblesse humaine, ce n’est point à cette populace de philosophes, qui n’a su les imiter que dans leurs fautes, à vouloir faire avec eux aucune comparaison.

Mais ce que je n’aurais jamais soupçonné, c’est que l’on affecterait d’oublier tous les exemples qui autorisent le choix de mon sujet, et la manière dont je l’ai traité: que l’on ne se souviendrait plus que Molière a joué l’Hôtel de Rambouillet,13 Cotin, Ménage,14 la Cour, les dévots et les médecins:15 que Racine enfin a mis la magistrature sur le théâtre.16

Au reste, persuadé que la véritable philosophie du citoyen, c’est le courage d’arracher sa patrie à des erreurs dangereuses, et de sacrifier tout à cette gloire, je n’ai pu être retenu par aucune considération personnelle; pas même par la crainte des libelles dont j’ai prévu que l’on m’accablerait, et auxquels je ne répondrai jamais. Je dois me reposer du soin de ma défense sur tous ceux en qui parlent encore le respect de l’autorité, les sentiments de la nature, et les anciennes mœurs.17 J’observerai seulement que les récriminations les plus odieuses ne prouveront rien ni contre ma pièce, ni en faveur des faux philosophes, mais qu’elles me donneront au contraire la satisfaction de voir les honnêtes gens joindre leur mépris au mien.

Aux reproches de méchanceté que l’on m’a faits, je n’opposerai que ces paroles judicieuses et remarquables de M. Diderot: « Je sais qu’on dit des ouvrages où les auteurs se sont abandonnés à toute leur indignation: Cela est horrible ! On ne traite point les gens avec cette dureté-là ! Ce sont des injures grossières qui ne peuvent se lire : et autres semblables discours qu’on a tenus dans tous les temps, et de tous les ouvrages où les ridicules et la méchanceté ont été peints avec le plus de force, et que nous lisons aujourd’hui avec le plus de plaisir. Expliquons cette contradiction de nos jugements. Au moment où ces redoutables productions furent publiées, tous les méchants alarmés craignirent pour eux. Plus un homme était vicieux, plus il se plaignait hautement. Il objectait au satirique, l’âge, le rang, la dignité de la personne, et une infinité de ces petites considérations passagères qui s’affaiblissent de jour en jour, et qui disparaissent avant la fin du siècle. Les circonstances momentanées s’oublient, la postérité ne voit plus que la folie, le ridicule, le vice et la méchanceté, couverts d’ignominie, et elle s’en réjouit comme d’un acte de justice…. C’est une faiblesse répréhensible que celle qui nous empêche de montrer pour la bassesse, l’envie, la duplicité, cette haine vigoureuse et profonde que tout honnête homme doit ressentir. »18

Après une autorité si décisive, je pourrais me passer de toute apologie: mais il est des âmes délicates et honnêtes, dont les erreurs mêmes méritent des ménagements, que le mot de méchanceté indispose, et qui ne se donnent pas toujours la peine d’examiner si l’application en est juste. C’est pour elles que j’ajouterai cette question qui me paraît si propre à les tranquilliser sur le plaisir qu’elles auraient pu prendre à ma comédie.

Quel est le méchant, ou celui qui se dévoue pour la défense de l’autorité légitime et des liens les plus sacrés de la société, ou ces hommes qui,19 impatients de tout frein, ennemis de tout pouvoir, ont osé imprimer?

« Entre l’animal et l’homme il n’y a aucune division réelle. Les animaux ont une âme capable de toutes les opérations de l’esprit de l’homme, de concevoir, d’assembler les pensées, d’en tirer une juste conséquence. » (Interprétation de la Nature, page 35.)20

« Notre âme est de la même pâte et de la même fabrique que celle des animaux. » (L’Homme plante, page 31.)21

« Il est démontré par mille preuves sans réplique, qu’il n’y a qu’une vie et qu’une félicité, et que l’orgueilleux monarque meurt tout entier comme le sujet modeste, et le chien fidèle. » (Discours sur la vie heureuse, page 34 et 35.)22

« Ce qui flatte le corps, est le seul pilote qui conduise à la félicité. » (Discours sur la vie heureuse, page 6.)23

« Les plaisirs des sens peuvent nous inspirer toute espèce de sentiments et de vertus. »24

« La sensibilité physique et l’intérêt personnel sont les auteurs de toute justice. »

« La probité n’est que l’habitude des actions utiles, et doit nécessairement être fondée sur la base de l’intérêt personnel. »25

« L’idée de la vertu n’est point une idée absolue, et indépendante des circonstances.

« La vertu et la vérité sont des êtres qui ne valent qu’autant qu’ils servent à celui qui les possède. » (Discours sur la vie heureuse, page 106.)26

« Il n’y a en soi ni vice, ni vertu, ni bien, ni mal moral, ni juste, ni injuste: tout est arbitraire et fait de main d’homme. » (Discours sur la vie heureuse, page 11.)27

« L’inégalité des conditions est un droit barbare: aucune sujétion naturelle dans laquelle les hommes sont nés à l’égard de leur père, ou de leur prince, n’a jamais été regardée comme un lien qui les oblige, sans leur propre consentement. »(Discours préliminaire du Dictionnaire Encyclopédique.)28

« Un enfant ne naît sujet d’aucun pays ni d’aucun gouvernement; à l’âge de raison il est libre de choisir le gouvernement sous lequel il trouve bon de vivre, et de s’unir au corps politique qui lui plaît davantage. » (Diction. Encyclop. au mot Gouvernement, Tome septième, page 789.)

« Rien n’est capable de soumettre un homme à aucun pouvoir sur la terre, que son seul consentement. » (ibid.)29

« Le consentement tacite nous lie aux lois du gouvernement dans lequel nous jouissons de quelques possessions; mais si l’obligation commence avec les possessions, elle finit avec leur jouissance. » (ibid. page 791.)

« Les gouvernements peuvent se dissoudre, quand les puissances, législative et exécutrice, agissent par la force au-delà de l’autorité qui leur a été commise. » (ibid.)30

« Ce n’est que par une suite de l’état de faiblesse et d’ignorance où naissent les enfants, qu’ils se trouvent naturellement assujettis à leurs pères et mères. » (Ibid. au mot Enfant Tome V. page 652.)31

« Un fils ne doit à son père aucune reconnaissance de lui avoir donné le jour. » (Les Mœurs, page 59.)32

« L’amour filial est très susceptible de dispense. » (Les Mœurs, page 459.)33

« Le vrai moyen de s’affranchir de l’importunité des désirs, est de les suivre. » (Les Mœurs, page 75.)34

« Pour être heureux, il faut étouffer les remords: inutiles avant le crime, ils ne servent pas plus après que quand on le commet. La bonne philosophie se déshonorerait, en s’occupant de ces fâcheuses réminiscences, et en s’arrêtant à ces vieux préjugés. » (Discours sur la vie heureuse, page 63.)35

La crainte de soulever mes lecteurs me fait quitter la plume, et m’empêche de parcourir les Pensées philosophiques et l’Interprétation de la nature.36

Les Philosophes

ACTEURS

Cydalise

Rosalie

Damis

Valère, philosophe

Théophraste, philosophe

Dortidius, philosophe

Marton

Crispin

M. Propice (colporteur)

M. Carondas

La scène est à Paris.

ACTE I

SCÈNE I

DAMIS, MARTON

DAMIS

Non, je ne reviens pas d’un semblable vertige.

Rompre un hymen conclu!37

MARTON

Tout est changé, vous dis-je.

DAMIS

Mais encor ?

MARTON

Mais encor, vous êtes officier ;

Notre projet n’est pas de nous mésallier.

Nous voulons un mari taillé d’une autre étoffe ;

En un mot, nous prenons un mari philosophe.38

DAMIS

Que me dis-tu, Marton?

MARTON

Je vous étonne fort ;

Mais ne savez-vous pas que les absents ont tort ?

Trois mois ont opéré bien des métamorphoses :

Peut-être dans trois mois verrons-nous d’autres choses.

Vous pourrez reparaître alors avec succès ;

Mais jusque-là, néant. En dépit du procès

Qui devait se finir par votre mariage,

Sans appel aujourd’hui la pomme est pour le sage.

DAMIS

Le moyen que l’on change ainsi dans un moment !

MARTON

Toute femme est, monsieur, un animal changeant.39

On pourrait calculer les jours de Cydalise,

Par les différents goûts dont son âme est éprise :

Quelquefois étourdie, enjouée à l’excès,

D’autres fois sérieuse, et boudant par accès ;

Coquette, s’il en fut, en sauvant le scandale,

Prude à nous étourdir de son aigre morale ;

Courant le bal la nuit, et le jour les sermons ;

Tantôt les beaux esprits, et tantôt les bouffons.40

C’était là le bon temps. Mais aujourd’hui que l’âge

Fait place à d’autres mœurs, et veut un ton plus sage,

Madame a depuis peu réformé sa maison.

Nous n’extravaguons plus qu’à force de raison.

D’abord on a banni cette gaieté grossière,

Délices des traitants, aliment du vulgaire ;

À nos soupers décents tout au plus on sourit.

Si l’on s’ennuie, au moins c’est avec de l’esprit.

Quelquefois on admet, au lieu des vaudevilles,

De savants concertos, de grands airs difficiles ;

Car il faut bien encore un peu d’amusement.

Mais notre fort, monsieur, c’est le raisonnement.

Quelque temps, dans le cercle, on parla politique ;

Enfin tout disparut sous la métaphysique.41

DAMIS

Quelque chargé que soit ce bizarre tableau,

Je livre Cydalise aux traits de ton pinceau ;

Je m’en rapporte à toi. Mais que fait Rosalie ?

MARTON

Ce que nous faisons tous, monsieur ; elle s’ennuie.

DAMIS

Aux vœux de mon rival son cœur s’est-il rendu ?

MARTON

Non, ce cœur est à vous. L’amour l’a défendu

Contre tous les projets d’un rival téméraire ;

Mais votre sort dépend de l’aveu d’une mère,

Ensorcelée au point que je n’ai plus d’espoir.

Pardonnez-moi ce mot ; je vois comme il faut voir.

DAMIS

Elle fut mon amie, et je me flatte encore...

MARTON

Le bel esprit, monsieur, est tout ce qu’elle adore.

C’est une maladie inconnue à vingt ans ;

Mais bien forte à cinquante. Encore avec le temps,

On pourrait espérer un retour de sagesse,

S’il en était quelqu’un contre cette faiblesse,

Quand à certains degrés elle a fait des progrès.

Dans les commencements, moi-même j’espérais ;

Mais sachez tous nos maux et ceux qui vont les suivre.

Entre nous.

DAMIS

Hé bien ? quoi ?

MARTON

Madame a fait un livre.

DAMIS

Bon !

MARTON

Qui même à présent s’imprime incognito.

DAMIS

Quelque brochure ?

MARTON

Non : un volume in-quarto.

DAMIS

Je lui conseille fort de garder l’anonyme.

Mais, dans ces beaux esprits que Cydalise estime,

N’en est-il donc aucun assez droit, assez franc,

Pour lui montrer l’excès d’un travers aussi grand ;

Pour la désabuser ?

MARTON

Eux ! Ils se moquent d’elle ;

Ils ont tous conspiré de gâter sa cervelle ;

Surtout votre rival. Comme il connaît son goût,

Il ne se borne pas à l’applaudir en tout ;

Il la fait admirer par messieurs ses semblables,

Tous charlatans adroits, et flatteurs agréables,

Ravis de présider dans sa société,

D’y porter leurs erreurs, et faisant vanité

De dominer ici sur un esprit crédule,

Qu’ils ont l’art d’aguerrir contre le ridicule.

DAMIS

Et ce sont-là, dis-tu, des philosophes ?

MARTON

Oui ;

Du plus grand air encor. Paris en est rempli.

Mais pour établir mieux leur crédit chez madame,

Et pour mieux pénétrer jusqu’au fond de son âme,

Ils nomment aux emplois vacants dans la maison.

Leur choix, toujours guidé par la saine raison,

Quel qu’il soit, à madame est toujours sûr de plaire.

Je soupçonne pourtant un certain secrétaire,

Reçu par Cydalise à titre de savant,

De n’avoir d’autre emploi que celui d’intrigant,

De recéler un fourbe, et d’être ici pour cause ;

Mais enfin, tôt ou tard, j’éclaircirai la chose.

DAMIS

Quel motif as-tu donc pour en juger si mal ?

MARTON

Ou je me trompe fort, ou c’est votre rival

Qui pour servir ses feux ici l’impatronise.

DAMIS

Quel homme est-ce ?

MARTON

Un fripon affectant la franchise,

Et pourtant, m’a-t-on dit, natif de Pézenas,

Titré du nom pompeux de Monsieur Carondas,

Reconnu pour savant, du moins sur sa parole,

Tout hérissé de grec et de termes d’école,

Plaçant à tout propos ce bizarre jargon,

Et nous citant sans cesse Homère ou Lycophron.42

DAMIS, riant.

Ha, ha, ha, ha, ha, ha.

MARTON

Je peins d’après nature.

DAMIS

Ce Monsieur Carondas est de mauvais augure ;

Mais avec ton secours et celui de Crispin...

MARTON

Quoi ! Crispin est ici ?

DAMIS

Vraiment oui. Mon dessein

Était de vous unir ; tu le sais, et j’espère

Que tu me serviras de ton mieux.

MARTON

Laissez faire.

Crispin est fort adroit ; j’en tirerai parti.

DAMIS

Je compte sur tes soins.

MARTON

Oh ! Monsieur, comptez-y.

Je déclare la guerre à la philosophie.

DAMIS

Je te devrai, Marton, le bonheur de ma vie.

Mais... Ne puis-je un moment ? ...

MARTON

Ah ! Je vous vois venir.

Tenez, monsieur ; l’amour a su vous prévenir :

On vient ; c’est Rosalie.

SCÈNE II

ROSALIE, MARTON, DAMIS

DAMIS

Après trois mois d’absence,

Quand je reviens ici, guidé par l’espérance,

Réclamer une foi promise à mon ardeur,

On m’apprend qu’un rival, jaloux de mon bonheur,

Ose me disputer le seul bien où j’aspire,43

Qu’avec lui, contre moi, votre mère conspire.

Ah ! rassurez du moins mon cœur désespéré.

ROSALIE

Doutez-vous que le mien en soit moins pénétré ?

Je vois avec douleur ce changement extrême,

Je souffre autant que vous ; mais enfin je vous aime.

À ce titre du moins quelque espoir m’est permis.

Qui pourrait résister à deux amants unis ?

Ma mère vous aimait. En vous voyant, peut-être,

Dans son cœur combattu, l’amitié va renaître.

Sur ce cœur autrefois j’avais plus de pouvoir,

Je le sais ! c’est à vous, Damis, de l’émouvoir ;

Allez, et pour combler le bonheur que j’espère,

Que je vous doive encor les bontés de ma mère.

MARTON

Beaux sentiments ! Mais moi, je ne m’y fierais pas.

ROSALIE

Laisse-moi mon erreur.

MARTON

Non : c’est par des combats

Qu’il faut à la raison ramener Cydalise.

DAMIS

Encore est-il permis de tenter l’entreprise.

MARTON

Oui ; c’est un beau moyen, des soupirs et des pleurs !

Oh ! la philosophie endurcit trop les cœurs.

ROSALIE

Je ne l’aurais pas cru ! mais pourtant, si ma mère

M’immolait sans retour aux desseins de Valère,

Si ce projet enfin était bien avéré,

Pourquoi jusqu’à présent n’est-il pas déclaré ?

Qui peut la retenir ?

MARTON

J’entrerais en colère.

Elle n’a pas encor fait venir le notaire,

Il est vrai ; les témoins ne sont pas invités,

D’accord ; il manque aussi quelques formalités,

J’y consens ; il se peut d’ailleurs que la journée

Ne soit pas fixement encor déterminée ;

J’en conviens. Cependant ne souffre-t-elle pas

L’hommage assez public qu’il rend à vos appas ?

N’en êtes-vous pas même à toute heure obsédée ?

Mais non ; je me trompais : ce n’était qu’une idée.

ROSALIE

Hélas ! peux-tu, Marton, me désoler ainsi ?

MARTON

J’avais rêvé.

DAMIS

Marton…

MARTON

Contes que tout ceci,

Propos en l’air.

DAMIS

Marton.

MARTON

Vision chimérique,

Absurde.

ROSALIE

Mais Marton…

MARTON

Non, c’est terreur panique,

Illusion, vous dis-je.

ROSALIE

En vérité, Marton,

Ce cruel badinage est bien peu de saison.

MARTON

J’avais tort.

ROSALIE, faisant un mouvement pour sortir.

Tu poursuis ? Hé bien ! je…

DAMIS, l’arrêtant.

Rosalie.

ROSALIE

Non, monsieur, c’en est trop.

DAMIS

Demeurez, je vous prie.

MARTON

Ah ! Vous vous fâchez donc ? Vraiment, c’est très bien fait.

Mais raisonnons un peu. Dites-moi, s’il vous plaît,

Fallait-il vous tromper ? Je sais bien que le doute

Suspend l’impression des maux que l’on redoute,

Qu’il est très naturel d’éloigner le danger,

Et de rendre toujours son fardeau plus léger.

Moi-même à vous flatter je serais la première.

J’aurais soin de fermer les yeux à la lumière,

Sans l’intérêt pressant qui me parle pour vous.

Pardonnez ; mais, ma foi, les amants sont des fous.

Tranquilles sans raison, désespérés sans cause,

Dans un juste équilibre aucun ne se repose,

Et le sang froid souvent les conseille bien mieux,

Que cet amour qu’on peint un bandeau sur les yeux.

DAMIS

Comment ! Voilà, parbleu, de la philosophie !

MARTON

On apprend à hurler, dit-on, de compagnie,

En fréquentant les loups. Le proverbe a raison.

C’est un mal répandu dans toute la maison,

Mais perdons un moment cette idée importune.

(À Rosalie)

Çà, faisons notre paix. Vous serez sans rancune ?

Vous me le promettez ?

ROSALIE

Oh ! je te le promets !

MARTON

Et moi d’être attentive à tous vos intérêts.

Vous, monsieur, qui sans soins et sans trouble dans l’âme,

Passeriez votre vie à regarder madame,

Il faut battre en retraite, et même promptement.

Songez qu’il est grand jour dans cet appartement,

Que nous pourrions ici risquer quelque surprise,

Et qu’il faut vous montrer d’abord à Cydalise,

Avant que de penser à d’autres rendez-vous.

DAMIS

Je cours m’y disposer, dans un espoir si doux.

Je remets en tes mains le bonheur de ma vie.

Vous que j’adore, adieu, ma chère Rosalie.

SCÈNE III

MARTON, ROSALIE

MARTON

Vous, soyez sans faiblesse. Allons, point de langueur.

La fermeté, madame, en impose au malheur.44

ROSALIE

Si tu pouvais sentir combien je hais Valère !

MARTON

Oui : Damis sort d’ici. Mais c’est à votre mère

Qu’il importe surtout de parler avec feu.

Si vous aimez Damis, ce fut de son aveu ;

Je le suppose au moins.

ROSALIE

Certainement.

MARTON

Les filles

Ne font rien, comme on sait, sans l’avis des familles,

C’est la règle. Il faut donc déclarer sans détour

Pour l’un tous vos mépris, pour l’autre votre amour.

ROSALIE

Oh ! oui.

MARTON

Vous sentez-vous cette fermeté d’âme ?

ROSALIE

Assurément, Marton.

MARTON, malignement.

Allons, j’entends madame.

ROSALIE, effrayée.

Ah ? Marton…

MARTON

Comment donc ! c’est très bien débuter.

Cela promet.

ROSALIE

Aussi, pourquoi m’épouvanter ?

L’amour dans le besoin me rendra du courage.

MARTON, la contrefaisant.

L’amour ! oui vous ferez tous deux de bel ouvrage.

Il y parait vraiment, à cet air d’embarras,

Qu’un mot dit au hasard...

ROSALIE

Mais enfin tu verras.

MARTON

Ce n’est point à l’amour à vous tirer de peine,

Il est trop mal adroit. Pensez à votre haine ;

Voilà le sentiment qui doit vous inspirer,

Dont il est important de vous bien pénétrer.

Je ne sais si l’amour, que d’ailleurs je révère,

Est de nos passions en effet la plus chère ;

Mais ce n’est que faiblesse, et que timidité.

La haine n’est qu’ardeur et que vivacité.

L’un abat, l’autre anime, et dans un cœur femelle,

Ma foi, je la croirais beaucoup plus naturelle.

Vous ne connaissez pas encor ce sentiment.

Que votre cœur l’éprouve aujourd’hui seulement.

Tenez, j’aime Crispin, et je sens pour Valère...

Mais, ce n’est plus un jeu, j’aperçois votre mère.

ROSALIE

Tu me soutiendras ?

MARTON

Oui.

SCÈNE IV

CYDALISE, ROSALIE, MARTON

CYDALISE

Retirez-vous, Marton.

Prenez mes clefs, allez renfermer mon Platon.

De son monde idéal j’ai la tête engourdie.

J’attendais à l’instant mon Encyclopédie ;

Ce livre ne doit plus quitter mon cabinet.

(À Rosalie)

Vous, demeurez ; je veux vous parler en secret.

(À Marton)

Laissez-nous, Marton.

MARTON, à Rosalie.

Allons, ferme, et montrez du courage

CYDALISE

Obéissez, Marton.

SCÈNE V

CYDALISE, ROSALIE

CYDALISE

Vous êtes belle et sage,

Rosalie, et pour vous j’eus toujours des bontés.

Je vais connaître enfin si vous les méritez.

Je ne consulte point ce sentiment vulgaire,

Amour de préjugé, trivial, populaire,

Que l’on croit émané du sang qui parle en nous,

Et qui n’est, dans le fond, qu’un mensonge assez doux,

Une faiblesse...

ROSALIE

Hé quoi ! la voix de la nature,

Quoi ! cette impression si touchante et si pure,

Ce premier des devoirs, cet auguste lien,

(Je définirai mal ce que je sens si bien,)

N’importe, se peut-il que le cœur de ma mère

Méconnaisse aujourd’hui ce sacré caractère ?

Ah ! rappelez pour moi vos sentiments passés.

En les analysant, vous les affaiblissez.

CYDALISE

J’ai cru, tout comme une autre, à ces vaines chimères,

Dignes du gros bon sens qui conduisait nos pères.

Crédule, heureuse même en mon aveuglement,

Automate abusé, je suivais le torrent.

Je commence à sentir, à penser, à connaître.

Si je vous aime enfin, c’est en qualité d’Être :

Mais vous concevez bien qu’un autre individu

N’aurait à mes bontés qu’un droit moins étendu.

ROSALIE

Vous déchirez mon cœur. Ah ! permettez, madame,

Souffrez qu’à vos genoux votre fille réclame

Un droit plus légitime et des titres plus doux.

Pourquoi briser les nœuds qui m’attachaient à vous ?

Jugez de leur pouvoir à mon trouble, à mes larmes.

CYDALISE, un peu émue.

Ma fille !... Hé quoi ! pour vous l’erreur a tant de charmes !

Vous me faites pitié. Consultez la raison.

Ces puérilités ne sont plus de saison.

Je reconnais vos droits sur le cœur d’une mère ;

Mais je les anoblis, et si je vous suis chère,

Si j’ai sur vous aussi quelques droits à mon tour

J’en exclus le hasard, qui vous donna le jour.

ROSALIE

Je ne puis soutenir ce funeste langage.

Il fait à toutes deux un trop sensible outrage.

Qui ? moi ! Le pensez-vous, que je puisse jamais

Oublier que ma vie est un de vos bienfaits ?

Non...

CYDALISE

Le soin que j’ai pris de votre intelligence

Doit mériter, surtout, votre reconnaissance ;

Voilà le digne objet où tendent tous mes vœux.

Vous apprendre à penser, voilà ce que je veux.

Concevez le bonheur d’étendre son génie,

D’ouvrir l’œil aux clartés de la philosophie,

De dissiper la nuit où vos sens sont plongés,

D’affranchir votre esprit du joug des préjugés !

Ce grand art d’exister, qui n’appartient qu’au sage,

Dont je connais enfin le solide avantage,

Ce jour de la raison, dont j’ai su m’éclairer,

Ma fille, mon amour veut vous le procurer.

J’avais avec Damis conclu votre hyménée.

De légers intérêts m’avaient déterminée.

Des rapports de fortune, un procès à finir,

Je me souviens qu’alors tout semblait vous unir.

C’est ainsi que se font la plupart des affaires ;

Mais enfin, aujourd’hui je romps ces nœuds vulgaires.

Damis a du bon sens, des vertus, de l’honneur,

Il a ce que le monde exige à la rigueur :

Tout mortel n’est pas fait pour aller au sublime ;

Dans le fond, cependant, on lui doit de l’estime :

Mais je vous dois aussi, ma fille, un autre époux,

Beaucoup plus convenable et plus digne de vous.

Valère a ce qu’il faut pour plaire et pour séduire,

C’est peu de vous aimer, il saura vous instruire ;

En un mot, c’est de lui que mon cœur a fait choix.

ROSALIE

Ainsi, vous oubliez que Damis autrefois

Eut votre aveu, madame, et celui de mon père ?

CYDALISE

Votre père ! Il est vrai que je n’y songeais guère.

Plaisante autorité que la sienne en effet !

L’être le plus borné que la nature ait fait.

Nul talent, nul essor, espèce de machine

Allant par habitude, et pensant par routine,

Ayant l’air de rêver et ne songeant à rien,

Gravement occupé du détail de son bien,

Et de mille autres soins purement domestiques ;

Défenseur ennuyeux des préjugés gothiques,

Sauvage dans ses mœurs, alliant à la fois

La morgue de sa robe au ton le plus bourgeois ;

Ne s’énonçant jamais qu’avec poids et mesure,

Et qui toujours grimpé sur la magistrature,

Hors de son tribunal, aurait cru déroger ;

Ayant comme Dandin,45 la fureur de juger.

Mais il est mort enfin, laissons en paix sa cendre.

ROSALIE

Ah ! madame, songez…

CYDALISE

Allez-vous le défendre ?

Un père n’est qu’un homme, et l’on peut sensément

Remarquer ses défauts, en parler librement.

ROSALIE

Si ce sont-là les droits de la philosophie,

Souffrez que j’y renonce, et pour toute ma vie.

Je perdrais trop, madame, à m’éclairer ainsi ;

J’ose vous l’avouer. Daignez permettre aussi

Qu’en faveur de Damis je vous rappelle encore

Vos premières bontés que votre fille implore.

CYDALISE.

Non, Valère est l’amant que j’ai choisi pour vous,

Ma fille, et dès ce soir il sera votre époux.

Ces nœuds embelliront le cours de votre vie.

Quant à vos préjugés sur la philosophie,

Contre eux, à mon exemple, il faut vous aguerrir.

Le temps et la raison sauront vous en guérir.

Vous êtes dans cet âge où l’on commence à vivre,

Tout fait ombrage alors ; mais vous lirez mon livre.

J’y traite en abrégé de l’esprit, du bon sens,

Des passions, des lois, et des gouvernements ;

De la vertu, des mœurs, du climat, des usages,

Des peuples policés et des peuples sauvages ;

Du désordre apparent, de l’ordre universel,

Du bonheur idéal et du bonheur réel.

J’examine avec soin les principes des choses,

L’enchaînement secret des effets et des causes.

J’ai fait exprès pour vous un chapitre profond,

Je veux l’intituler : Les devoirs, tels qu’ils sont.

Enfin, c’est en morale une encyclopédie,

Et Valère l’appelle un livre de génie.

Vous serez trop heureuse avec un tel époux.

Un jour vous connaîtrez ce que je fais pour vous ;

Vous m’en remercierez. Adieu, mademoiselle,

Songez à m’obéir.

SCÈNE VI

ROSALIE, MARTON

ROSALIE, sans voir Marton.

Quelle douleur mortelle !

Que résoudre ? Que faire ? Ah ! te voilà, Marton.

MARTON

Oui, j’ai tout entendu. Mais quelle déraison !

Quel travers !

ROSALIE

Je n’ai plus qu’à mourir.

MARTON

Badinage :

Mourir ! Vous vous moquez, et ce n’est plus l’usage.

On ne le souffre pas même dans les romans.

ROSALIE

Mais enfin…

MARTON

Calmez-vous, et reprenez vos sens.

Cette crise, après tout, vous l’aviez attendue ?

ROSALIE

Mon âme en ce moment n’en est pas moins émue.

MARTON

Présumez vous si peu du succès de mes soins ?

ROSALIE

Ah ! Marton…

MARTON

Commencez par vous affliger moins.

Si vos vœux sont comblés, dites-moi, je vous prie,

À quoi ce beau chagrin vous aura-t-il servie ?

ROSALIE

Oui, si tu réussis ; mais qui m’en répondra ?

MARTON

Vous pleurerez alors autant qu’il vous plaira,

Je vous aiderai même, et n’aurai rien à dire ;

Mais jusqu’à ce moment, qui vous défend de rire ?

À tout évènement, c’est toujours fort bien fait,

Et quand tout irait mal, je crois qu’il le faudrait.

Du moins c’est mon humeur. Le chagrin m’incommode.

Je le crois inutile, et j’en suis l’antipode.

C’est à quoi dans la vie il faut le moins songer,

Et l’on a toujours tort, quand on veut s’affliger.

Mais allons concerter quelque heureuse saillie,

Venez, et nous verrons si la philosophie,

Quelque soit son crédit, pourra dans ce grand jour

Tenir contre Marton, et Crispin, et l’amour.

ACTE II

SCÈNE I

VALÈRE, M. CARONDAS

VALÈRE

Frontin!

M. CARONDAS

Ce maudit nom fera quelque méprise,

Je vous l’ai déjà dit, et devant Cydalise

Il vous arrivera de me nommer ainsi.

Frontin ! pour un savant le beau nom ! songez-y,

Monsieur, il ne faudrait que cette étourderie

Pour donner du dessous à la philosophie.

VALÈRE

D’accord.

M. CARONDAS

Il faut d’ailleurs supprimer entre nous

Les tons trop familiers, puisqu’enfin, selon vous,

Les hommes sont égaux par le droit de nature,

Je suis, quoique Frontin, votre égal.

VALÈRE

Je te jure

Que c’est mon sentiment.

M. CARONDAS

Moi, je l’approuve fort.

J’avais toujours pensé que les lois avaient tort ;

Et même Cydalise, en un certain chapitre,

Ne prouve point trop mal à mon gré...

VALÈRE

Le beau titre

Que l’avis d’une folle à qui dans un moment

On ferait adopter tout autre sentiment ;

Qui ne sait que des mots, et n’a rien dans la tête.

M. CARONDAS

Nais entre nous, monsieur, son livre est-il si bête ?

VALÈRE

Pitoyable.

M. CARONDAS

Le style…

VALÈRE

Ennuyeux à l’excès.

M. CARONDAS

Vous la flattez pourtant du plus brillant succès.

VALÈRE

Sans doute.

M. CARONDAS

Et le public?

VALÈRE

Nous savons lui prescrire

Comment il faut penser, parler, juger, écrire ;

Nous le déciderons aisément.

M. CARONDAS

D’accord ; mais

Il faut l’apprivoiser, le flatter.

VALÈRE

Non, jamais.

Il est, pour le gagner, des méthodes plus sûres.

M. CARONDAS

Le moyen ?

VALÈRE

Par exemple, on lui dit des injures.46

C’est un expédient par nos sages trouvé ;

Le secret est certain, nous l’avons éprouvé.

Dans peu, tu le verras toi-même avec surprise,

Nous porterons aux cieux le nom de Cydalise ;

Cinq ou six traits hardis, révoltants, scandaleux,

Produiront dans son livre un effet merveilleux.

Il faut les ajouter.

M. CARONDAS

Bon ! La ruse est nouvelle !

Et comment lui prouver que ces traits-là sont d’elle ?

VALÈRE

Et le reste en est-il ? D’abord avec pudeur

Elle s’en défendra, puis s’en croira l’auteur.

M. CARONDAS

Je ne sais ; mais pour moi, je rougirais dans l’âme...

VALÈRE

As-tu donc oublié que Cydalise est femme ?

Crois-moi, suppose encore un piège plus grossier,

L’amour propre est crédule, et l’on peut s’y fier.

Les femmes sur ce point sont même assez sincères.

M. CARONDAS

Messieurs les beaux esprits ne leur en doivent guères.

Mais enfin vous croyez qu’avec cinq ou six traits

Nous devons nous attendre au plus heureux succès ?

VALÈRE

Sans doute, et cette idée, entre nous, n’est pas neuve.

Le livre de Cratès47 n’en est-il pas la preuve ?

Jamais production ne prit un tel essor.

Chacun se l’arrachait, on se l’arrache encor :

Pour livre dangereux partout on le renomme,

Et pourtant nous savons que Cratès est bon homme.

M. CARONDAS

Il est vrai.

VALÈRE

Cydalise aura plus de faveur.

On ne juge jamais son sexe à la rigueur.

Quelques-uns de ces traits qu’on se dit à l’oreille,

Au public hébété feront crier merveille !

Je veux que Cratès même en devienne jaloux,

Et rien n’est plus aisé, nous la protégeons tous.

M. CARONDAS

Hé bien, quoique nourri, monsieur, à votre école,

J’avais, tout bonnement, admiré sur parole

Et l’ouvrage et l’auteur. Car enfin, mot à mot,

Elle n’a rien écrit que d’après vous.

VALÈRE

Le sot !

M. CARONDAS

Mais pour ces beaux endroits ajoutés à son livre,

Si les lois s’avisaient, monsieur, de nous poursuivre.

VALÈRE

Elle aurait le plaisir de s’entendre louer ;

N’est-ce rien ? Quitte après à tout désavouer.

D’ailleurs l’amour du vrai va jusqu’à l’héroïsme.

Ces grands mots imposants d’erreur, de fanatisme,

De persécution, viendraient à son secours.48

C’est un ressort usé qui réussit toujours.

N’avons-nous pas encor l’exemple de Socrate

Opprimé, condamné par sa patrie ingrate ?49

Tous nos admirateurs parleraient à la fois.

M. CARONDAS

Mais, monsieur, ce Socrate obéissait aux lois.

VALÈRE

Oui, la philosophie encor dans son enfance

Des préjugés du moins conservait l’apparence ;

Mais nous n’en voulons plus.

CARONDAS

Tout devient donc permis ?

VALÈRE

Excepté contre nous et contre nos amis.

CARONDAS

Vive le bel esprit et la philosophie !

Rien n’est mieux inventé pour adoucir la vie.

VALÈRE50

Comment ! Sur des rochers on plaçait la vertu ?

Y grimpait qui pouvait. L’homme était méconnu.

Ce roi des animaux, sans guide et sans boussole,

Sur l’océan du monde errait au gré d’Éole ;

Mais enfin nous savons quel est son vrai moteur.

L’homme est toujours conduit par l’attrait du bonheur,

C’est dans ses passions qu’il en trouve la source.

Sans elles, le mobile arrêté dans sa course

Languirait tristement à la terre attaché.51

Ce pouvoir inconnu, ce principe caché,

N’a pu se dérober à la philosophie,

Et la morale enfin est soumise au génie.

Du globe où nous vivons despote universel,

Il n’est qu’un seul ressort, l’intérêt personnel ;

À tous nos sentiments, c’est lui seul qui préside ;

C’est lui qui dans nos choix nous éclaire et nous guide.

Libre de préjugés ; mais docile à sa voix,

Le sauvage attentif le suit au fond des bois.

L’homme civilisé reconnaît son empire ;

Il commande en un mot à tout ce qui respire.

M. CARONDAS

Quoi ! monsieur, l’intérêt doit seul être écouté ?

VALÈRE

La nature en a fait une nécessité.

M. CARONDAS

J’avais quelque regret à tromper Cydalise ;

Mais je vois clairement que la chose est permise.

VALÈRE

La fortune t’appelle, il faut la prendre au mot.

M. CARONDAS

Oui, monsieur.

VALÈRE

La franchise est la vertu d’un sot.

M. CARONDAS, se disposant à le voler.

Oui, monsieur... mais toujours je sens quelque scrupule

Qui voudrait m’arrêter.

VALÈRE

Préjugé ridicule,

Dont il faut s’affranchir !

M. CARONDAS

Quoi ! véritablement ?

VALÈRE

Il s’agit d’être heureux, il n’importe comment.

M. CARONDAS

Tout de bon ?

VALÈRE

Mais sans doute, en flattant Cydalise,

Tu remplis un devoir que l’usage autorise.

Ne faut-il pas flatter quand on veut plaire aux gens ?

Bien voir ses intérêts, c’est être de bon sens.

Le superflu des sots est notre patrimoine.

Ce que dit un corsaire au roi de Macédoine,

Est très vrai dans le fond.

M. CARONDAS, fouillant dans la poche de Valère.

Oui, monsieur.

VALÈRE

Tous les biens

Devraient être communs ; mais il est des moyens

De se venger du sort. On peut avec adresse

Corriger son étoile, et c’est une faiblesse

Que de se tourmenter d’un scrupule éternel.

(Valère s’apercevant que Carondas veut le voler)

Mais que fais-tu donc là ?

M. CARONDAS

L’intérêt personnel...

Ce principe caché... monsieur... qui nous inspire,

Et qui commande enfin à tout ce qui respire...

VALÈRE

Quoi ! traître, me voler !

M. CARONDAS

Non. J’use de mon droit,

Tous les biens sont communs.

VALÈRE

Oui, mais sois plus adroit.

Il est certains malheurs auxquels on se hasarde,

Lorsque l’on est surpris.

M. CARONDAS

Monsieur, j’y prendrai garde.

VALÈRE

Ceci, Monsieur Frontin, doit être une leçon ;

Mais puisqu’il ne faut plus vous nommer de ce nom,

Songez à me servir auprès de Cydalise.

Jusqu’ici, tout va bien ; sa fille m’est promise.

Vous savez là-dessus quels sont mes sentiments,

Ainsi continuez de flatter ses talents.

Vos termes de collège ont produit des merveilles ;

Il faut de plus en plus étourdir ses oreilles,

De ce jargon savant qui vous a réussi.

Vous êtes sans fortune, et vous pouvez ici

Vous faire un petit sort que j’aurai soin d’étendre,

Si mes vœux ont l’effet que j’ai droit d’en attendre.

Adieu, soyez discret, je serai généreux.

SCÈNE II

M. CARONDAS, seul.

Mon premier coup d’essai n’est pas des plus heureux.

Je suis encor trop loin d’atteindre mon modèle,

Et c’est au second rang que le destin m’appelle.

SCÈNE III

CYDALISE, M. CARONDAS

CYDALISE, sans voir M. Carondas.

Me voilà parvenue à m’en débarrasser.

Que l’oisiveté pèse alors qu’on veut penser !

Parmi tous ces fâcheux dont j’étais obsédée,

Je n’ai pas entrevu le germe d’une idée.

On ne peut à ce point outrager le bon sens ;

Mais il faut tout souffrir de messieurs ses parents.

(À M. Carondas)

Ah ! vous êtes ici. Bon ! prenez votre place.

Mon livre va paraître, on attend la préface,

Il faut y travailler. J’aurais voulu pourtant

Que nous eussions Valère.

M. CARONDAS

Il me quitte à l’instant,

Et nous parlions de vous, madame, avec ivresse.

CYDALISE

Vous parliez de mon livre ?

M. CARONDAS

Il en parle sans cesse.

C’est, dit-il, un brevet pour l’immortalité ;

Vous allez éclipser la docte antiquité.

Je n’ose avec le sien mesurer mon suffrage ;

Mais l’admiration me prend à chaque page.

CYDALISE

Vous en êtes content ?

M. CARONDAS

Mon esprit s’y confond.

Votre livre est nourri d’un savoir si profond

Que vous me feriez croire au démon de Socrate.52

CYDALISE

Vous vous y connaissez.

M. CARONDAS

Oui, madame, on m’en flatte.

Mais apprenez-moi donc comment cela se fit ?

Il faut que vous sachiez tout ce qui s’est écrit.

CYDALISE

Avec nombre de gens je me suis rencontrée,

Et c’est un pur hasard.

M. CARDONAS

Vous étiez inspirée.

Quoi ! vous n’avez pas lu le savant Vossius ?53

CYDALISE

Non, jamais.

M. CARONDAS

Casaubon?54

CYDALISE

Encor moins.

M. CARONDAS

Grotius?55

CYDALISE

Point du tout. Sont-ce là les livres d’une femme ?

M. CARONDAS

Ma foi, de plus en plus vous m’étonnez, madame,

Quoi ! rien de tout cela ?

CYDALISE

Non, rien, vous dis-je, rien.

M. CARONDAS

Mais vous parlez des lois mieux que Tribonien.56

Oh ! pour Tribonien, convenez...

CYDALISE

Je l’ignore.

M. CARONDAS

Vous connaissez du moins Thalès, Anaxagore ?57

CYDALISE

Non.

M. CARONDAS

Le Fils naturel?58

CYDALISE

Pour celui-là, d’accord.

Ce sont de ces écrits qu’il faut citer d’abord.

M. CARONDAS

Je ne veux point ici m’ériger en arbitre ;

Mais j’en aurais jugé, comme vous, sur le titre.

CYDALISE

C’est aussi mon avis, et je crois qu’en effet

Un ouvrage excellent s’annonce au moindre trait.

C’est un je ne sais quoi... dont notre âme est saisie...

Cela se sent... enfin c’est l’attrait du génie.

M. CARONDAS

J’entends. C’est à peu près la vapeur d’un ragoût

Qui réveille à la fois l’odorat et le goût.

CYDALISE

Oui ; la comparaison est pourtant trop vulgaire.

M. CARONDAS

Elle est de Lycophron.59

CYDALISE

Ah ! C’est une autre affaire.

Venons à ma préface. Allons, je vais dicter.

(Après un silence et avec emphase.)

Écrivez : J’ai vécu.60 Non, c’est mal débuter.

Effacez, J’ai vécu. Mettez-vous à votre aise.

(Avec de l’aigreur.)

Ah! monsieur Carondas, votre plume est mauvaise.

(Elle rêve.)

J’ai vécu ne vaut rien.

M. CARONDAS

Je m’en contenterais.

J’ai vécu, dit beaucoup !

CYDALISE

Non, monsieur, je voudrais

Un début plus pompeux et plus philosophique.

M. CARONDAS

Cette simplicité, madame, est énergique.

CYDALISE, rêvant.

Non, non, je cherche un tour qui soit moins familier.

(Avec humeur.)

On n’a jamais écrit sur de pareil papier

Effacez donc, monsieur ; votre encre est détestable.

(Elle rêve.)

Je ne pourrai trouver un tour plus favorable !

(Avec impatience.)

Ah ! Valère, après tout, devrait bien être ici.

Je ne me sens jamais tant d’esprit qu’avec lui.

(Elle rêve.)

Quoi ! pas même une idée ? Ah ! je suis au supplice.

M. CARONDAS

Madame, le génie a ses jours de caprice,

Et ceci me rappelle un mot de Suidas, 61

Qui dit élégamment…

CYDALISE

Hé ! Monsieur Carondas,

Laissez les morts en paix. J’avais un trait sublime,

(Elle rêve.)

Qui m’échappe. Attendez… mais, oui ; ce tour exprime…

(Avec impatience.)

Écrivez. Non, la phrase a trop d’obscurité.

Je ne sentis jamais cette stérilité.

Quel métier ! Finissons. C’en est fait, j’y renonce.

L’imprimeur attendra, portez-lui ma réponse.

Non, revenez. Enfin je l’ai trouvé : j’y suis.

Vite, écrivez, monsieur : jeune homme, prends et lis.62

Jeune homme prends et lis. Le tour est-il unique ?

Qu’en pensez-vous, monsieur ?

M. CARONDAS

Sublime, magnifique !

C’est le ton du génie et de la vérité.

CYDALISE

J’oublie en le lisant tout ce qu’il m’a coûté.

Jeune homme prends et lis ! Il est inimitable,

Et Valère en sera d’une joie incroyable.

M. CARONDAS

D’un doux frémissement vous vous sentez troubler.

Jeune homme, prends et lis ! L’oracle va parler ;

La nature à tes yeux ici se manifeste.

Non, rien n’est si sublime, et pourtant si modeste.

CYDALISE

Mais que nous veut Marton ?

SCÈNE IV

MARTON, CYDALISE, M. CARONDAS

MARTON

Madame, c’est Damis,

Qui demande à vous voir.

CYDALISE

Que son temps est mal pris !

J’allais finir sans lui. L’importun personnage !

On ne me permet pas d’achever un ouvrage.

MARTON

Valère achèvera.

M. CARONDAS

Qu’appelez-vous finir ?

L’ouvrage est fait, madame, à n’y plus revenir.

Je le donne en dix ans à nos plus grands génies.

CYDALISE

Oui, vous avez raison. Faites-en vingt copies.

Ah ! je respire enfin, et j’ai su m’en tirer.

Jeune homme, prends et lis. Oui, Damis peut entrer.

SCÈNE V

DAMIS, CYDALISE

CYDALISE

Vous voilà de retour ?

DAMIS

Oui, je reviens, madame,

Pour me plaindre de vous et vous ouvrir mon âme.

Je n’aperçois que trop, et c’est avec douleur,

Que j’ai perdu mes droits au fond de votre cœur,

Et que votre amitié s’est enfin ralentie ;

Mais la mienne jamais ne s’étant démentie,

Souffrez que je rappelle à votre souvenir

Un espoir que le temps ne dut pas en bannir.

Vous savez à quel point votre fille m’est chère ;

C’est votre aveu, du moins, c’est celui de son père,

Qu’en faveur de mes feux je réclame aujourd’hui,

Puisqu’enfin près de vous j’ai besoin d’un appui.

CYDALISE

Le titre, je l’avoue, est assez légitime ;

Je conviens de mes torts, non pas que mon estime,

Ni que cette amitié qui m’attachait à vous,

Ne soient encor pour moi des sentiments bien doux,

Et c’est ce que d’abord on aurait dû vous dire :

Mais j’ai formé des nœuds dont le charme m’attire,

J’ai suivi trop longtemps les frivoles erreurs

D’un monde que j’aimais. L’âge a changé mes mœurs,

Aujourd’hui toute entière à la philosophie,

Libre des préjugés qui corrompaient ma vie,

N’existant plus enfin que pour la vérité,

Je me suis fait, Damis, une société,

Peu nombreuse, il est vrai : je vis avec des sages,

Et j’apprends à penser en lisant leurs ouvrages:63

J’ai choisi l’un d’entre eux pour ma fille, et ce soir,

Cette heureuse union doit combler mon espoir,

C’est à vous de juger si, quoique votre amie,

Je dois vous immoler le bonheur de ma vie.

DAMIS

Non, pour votre bonheur je donnerais mes jours,

Et la même amitié m’inspirera toujours.

Mais quels sont donc enfin ces rares avantages

Attachés, dites-vous, au commerce des sages ?

Je ne prends point pour tels un tas de charlatans,

Qu’on voit sur des tréteaux ameuter les passants,

Qui mettent une enseigne à leur philosophie :

De tous ces importants ma raison se défie.

De ce vain appareil le vulgaire est séduit.

Moi, je suis de ces gens qui font peu cas du bruit,

Et je distingue fort l’ami de la sagesse,

Du pédant qui s’enroue à la prêcher sans cesse.64

CYDALISE

Je sais tout le mépris que l’on doit aux pédants,

Et ne les confonds pas avec les vrais savants.

Épargnez-vous, monsieur, cette satire amère,

Ceux que je peux nommer, Théophraste, Valère,

Dortidius enfin, sont tous assez connus...

DAMIS

Je ne connais entr’eux que ce Dortidius.

Quoi ! Madame, il en est ?

CYDALISE

D’où vient cette surprise ?

DAMIS

Je l’ai connu, vous dis-je ; excusez ma franchise :

Apparemment qu’alors il cachait bien son jeu ;

Mais ce n’était qu’un sot, presque de son aveu.

Quelqu’un me le fit voir, et malgré sa grimace,

Et les plats compliments qu’il vous adresse en face,

Et le sucre apprêté de ses propos mielleux,

Je ne lui trouvai rien de si miraculeux.

Malgré son ton capable, et son air hypocrite,

Je ne fus point tenté de croire à son mérite,

Et je ne vis en lui pour le peindre en deux mots,

Qu’un froid enthousiasme imposant pour les sots.

CYDALISE

Ce jugement fait tort à votre intelligence,

Et ce Dortidius fait honneur à la France ;

Son nom chez les savants fut toujours en crédit,

Et je ne sais pourquoi tout le monde en médit.

Mais quittons ce propos. Ces rares avantages,

Dont je suis redevable au commerce des sages,

Je dois vous en parler et leur en faire honneur.

Peut-être, après cela, leur tiendrez vous rigueur.

N’importe, il faut du moins apprendre à les connaître.

J’avais des préjugés qui dégradaient mon être ;

Vainement ma raison voulait s’en dégager,

L’habitude bientôt venait m’y replonger.

Les plus vaines terreurs me déclaraient la guerre,

Je croyais aux esprits, j’avais peur du tonnerre,

Je rougis devant vous de ces absurdités,

Mais on nous berce enfin de ces frivolités,

Et leur impression n’en est que plus durable.

Notre éducation, frivole, méprisable,

Loin de nous éclairer sur le vrai, ni le faux,

N’est que l’art dangereux de masquer nos défauts.

Mes yeux se sont ouverts, hélas ! trop tard peut-être !

À ces hommes divins, je dois un nouvel être.

Le hasard présidait à mes attachements,

J’étais aux petits soins avec tous mes parents,

Et les degrés entre eux réglaient les préférences.

Cet ordre s’étendait jusqu’à mes connaissances.

J’avais tous ces travers, beaucoup d’autres encor ;

Enfin mes sentiments ont pris un autre essor.

Mon esprit épuré par la philosophie

Vit l’univers en grand, l’adopta pour patrie,

Et mettant à profit ma sensibilité,

Je ne m’attendris plus que sur l’humanité.

DAMIS

Je ne sais, mais enfin dussé-je vous déplaire,

Ce mot d’humanité ne m’en impose guère,

Et par tant de fripons je l’entends répéter,

Que je les crois d’accord pour le faire adopter. 65

Ils ont quelque intérêt à le mettre à la mode.

C’est un voile à la fois honorable et commode,

Qui de leurs sentiments masque la nullité,

Et prête un beau dehors à leur aridité.

J’ai peu vu de ces gens qui le prônent sans cesse,

Pour les infortunés avoir plus de tendresse,

Se montrer, au besoin, des amis, plus fervents,

Être plus généreux, ou plus compatissants,

Attacher aux bienfaits un peu moins d’importance,

Pour les défauts d’autrui marquer plus d’indulgence,

Consoler le mérite, en chercher les moyens,

Devenir, en un mot, de meilleurs citoyens ;

Et pour en parler vrai, ma foi, je les soupçonne

D’aimer le genre humain, mais pour n’aimer personne.

CYDALISE

Vous en voulez beaucoup à cette humanité.

DAMIS

On en abuse trop, et j’en suis révolté.

C’est pour le cœur de l’homme un sentiment trop vaste,

Et j’ai vu quelquefois, par un plaisant contraste,

De ce système outré les plus chauds partisans,

Chérir tout l’univers, excepté leurs enfants.66

CYDALISE

En vérité, monsieur, les sages sont à plaindre,

Et vous êtes pour eux un adversaire à craindre.

Le siècle et la patrie ont beau s’en applaudir,

Sur le bien qu’ils ont fait il vaut mieux s’étourdir,

Et servir d’interprète et d’organe à l’envie.

DAMIS

Hé ! Quel bien a produit cette philosophie ?

Je ne découvre pas ces succès éclatants.

Je vois autour de moi de petits importants,

Qui, pour avoir un ton, enrôlés dans la secte,

Pensent avoir perdu leur qualité d’insecte.

Se croyant une cour et des admirateurs,

Pour le malheur des arts, devenus protecteurs

Ne se réveillant pas aux traits de la satire,

Et ne devinant rien à ces éclats de rire,

Dont en tous lieux pourtant on les voit poursuivis ;

Louant, admirant tout dans les autres pays,

Et se faisant honneur d’avilir leur patrie,67

Sont-ce là les succès sur lesquels on s’écrie ?

CYDALISE

J’admire vos raisons, elles sont d’un grand poids ;

Et vous me citez-là des exemples de choix,

Bien dignes en effet d’appuyer votre cause.

Mais un abus jamais prouva-t-il quelque chose ?

Faudrait-il renoncer pour quelques importuns ? ...

DAMIS

Madame, ces abus deviennent trop communs.

J’en prévois pour les mœurs d’étranges catastrophes,

Et je suis alarmé de tant de philosophes.

CYDALISE

Restez, monsieur, restez dans votre opinion.

Il n’est point de remède à la prévention ;

À penser autrement vous auriez du scrupule,

Hé ! que peut la raison sur un esprit crédule !

DAMIS

On croit avoir tout dit, madame, avec ce mot.

Crédule est devenu l’équivalent de sot :

Aux yeux de bien des gens, du moins la chose est claire.

Pour moi, que ces gens-là ne persuadent guère,

Et que leur ton railleur n’épouvanta jamais,

J’ai mon avis, madame, et si je leur déplais,

J’en gémis, mais sur eux. Je crois ce qu’il faut croire ;

J’ose le déclarer, je le dois, j’en fais gloire.68

Ces messieurs peuvent rire, et sans m’humilier :

Il faut bien leur laisser le droit de s’égayer.

Mais moi, j’ose à mon tour les trouver ridicules,

Et souvent la bêtise a fait des incrédules.69

CYDALISE

Voilà parler en sage, et je vous applaudis ;

C’est très bien fait à vous que d’avoir un avis.

Mais, sans nous égarer dans ces hautes matières,

Je sais ce que je dois aux talents, aux lumières,

De ces hommes de bien que vous persécutez.

DAMIS

Ils vous ont donc appris de grandes vérités.

Je ne le croyais pas. Ils ont l’art de détruire,

Mais ils n’élèvent rien, et ce n’est pas instruire.

Quel fruit attendez-vous de leurs vains arguments ?

Je n’en prévois que trop les effets affligeants.

Vous irez sur leurs pas de sophisme en sophisme,

Vous perdre dans la nuit d’un triste pyrrhonisme.

Ah ! renoncez, madame, à ces perturbateurs ;

Ce sont eux que l’on doit nommer persécuteurs.

Abjurez une erreur qui vous est étrangère,

Et reprenez enfin votre vrai caractère.

CYDALISE

Vous avez donc tout dit ? J’admire le bon sens,

Et la solidité de vos raisonnements.

Dans un très haut éclat votre mérite y brille ;

Mais j’ai pris mon parti. Vous n’aurez point ma fille.

Adieu, monsieur.

(Elle sort.)

DAMIS

Ah ! ciel ! je ne sais où j’en suis !

SCÈNE VI

CRISPIN, DAMIS

CRISPIN

Hé ! Bien, cette démarche a-t-elle eu d’heureux fruits ?

Épousons-nous, monsieur ? Cydalise, sans doute...

DAMIS

Je viens de lui parler, Crispin : mais qu’il m’en coûte !

Il me faut renoncer à cet hymen.

CRISPIN

Comment ?

DAMIS

Je suis congédié.

CRISPIN

Quoi ! là… formellement ?

DAMIS

Formellement, Crispin.

CRISPIN

Comment ! nous savons plaire,

Monsieur, et nous serions éconduits par Valère !

N’est-il point de remède ?

DAMIS

Oh ! je n’en vois aucun.

CRISPIN

Bon ! Vous n’y pensez pas : moi, j’en vois cent pour un.

Il faut tout simplement enlever Rosalie.

C’est le plus court.

DAMIS

Crispin, quel excès de folie !

Crois-tu qu’elle y consente, et la connais-tu bien,

Pour me parler ainsi ?

CRISPIN

Je goûtais ce moyen ;

Mais puisqu’il vous déplaît, il faut dans cette affaire

Recourir au plus sûr. J’irais trouver Valère,

Et je voudrais, morbleu, lui parler sur un ton

À lui faire ce soir déserter la maison.

DAMIS

Ce serait en effet le parti le plus sage ;

Mais Cydalise.

CRISPIN

Hé bien ?

DAMIS

N’y verra qu’un outrage,

Et c’est précisément le moyen de l’aigrir,

Le secret de me perdre, à n’en plus revenir.

CRISPIN

Allons, c’est donc à moi par une heureuse audace,

D’éclairer Cydalise, et de donner la chasse

À tous ces discoureurs qui lui gâtent l’esprit.

Auprès d’elle, à mon tour, j’aurai quelque crédit,

Et pour peu que Marton seconde l’entreprise,

À la raison bientôt vous la verrez soumise.

DAMIS, avec joie d’abord.

Ah ! Crispin... mais comment s’en reposer sur toi ?

CRISPIN, avec emphase.

Je veux qu’elle balance entre Valère et moi.

Vous ne connaissez pas encor tout mon mérite ;

Vous voyez le Strabon d’un nouveau Démocrite.70

DAMIS

Toi ?

CRISPIN

Moi-même, monsieur ; j’ai fait plus d’un métier :

Un sage à ses travaux daigna m’associer ;71

Et quelque jour mon nom eût été sur la liste,72

Du moins il m’en flattait, quand j’étais son copiste.

DAMIS

Comment ?

CRISPIN

J’avais déjà quelques admirateurs ;

Ah ! qu’il m’a fait de tort en fuyant les honneurs,

Pour vivre dans les bois ! je lui dois la justice

Qu’il ne connut jamais la brigue, l’artifice.

De sa philosophie il était entêté,

Au fond plein de droiture et de sincérité.

Animal à la fois misanthrope et cynique,

C’était vraiment un fou dans son espèce unique.

DAMIS

Ah ! puis-je t’écouter dans le trouble où je suis ?

SCÈNE VII

MARTON, DAMIS, CRISPIN

MARTON

Allons, monsieur, il faut éclaircir ces ennuis ;

Vite, de la gaieté.

DAMIS

Comment ! que veux-tu dire ?

MARTON

Il faut d’abord, monsieur, commencer par en rire.

CRISPIN

Oui, rions, c’est bien dit.

DAMIS

Je suis au désespoir.

MARTON

Bon ! vous n’y pensez pas, et vous voyez trop noir.

CRISPIN

Mais je crois qu’en effet elle a quelque vertige.

MARTON

Consolez-vous.

DAMIS

Marton…

MARTON

Consolez-vous, vous dis-je.

DAMIS

Qu’est-il donc arrivé ?

MARTON

Vous l’apprendrez ; venez.

Oui, je vous mets au rang de amants fortunés.

ACTE III

SCÈNE I

DAMIS, MARTON, CRISPIN

DAMIS

Je ne peux revenir encor de ma surprise !

C’est donc ainsi, Marton, qu’ils trompaient Cydalise ?

MARTON

J’espère qu’à la fin elle entendra raison.

DAMIS

Oh ! Je n’en doute plus, ce billet est trop bon !

Que ne te dois-je pas pour cette découverte ?

MARTON

L’heureux hasard, monsieur, que cette porte ouverte !

Ma foi, je le guettais, et depuis fort longtemps ;

J’avais toujours bien dit qu’il était de leurs gens.

Je l’aurais affirmé.

CRISPIN

C’est Frontin qu’il se nomme :

À ce nom-là d’abord j’aurais reconnu l’homme.

MARTON

Mais qui se chargera de rendre cet écrit ?

DAMIS

Toi.

MARTON

Moi ? je me perdrais, monsieur, dans son esprit.

Je n’oserai jamais.

DAMIS

Marton…

MARTON

À ma maîtresse,

Un billet de ce style ! oh ! non : point de faiblesse,

Il m’en coûterait trop.

DAMIS

Mais…

MARTON

Propos superflus ;

Je ne le ferai pas.

DAMIS

Ni moi.

CRISPIN

Ni moi non plus.

MARTON

C’est que d’ailleurs il faut le rendre en leur présence,

Ou nous ne tenons rien.

DAMIS

Certainement.

CRISPIN

Silence.

Cydalise, je crois, ne m’a jamais vu ?

MARTON

Non.

CRISPIN

Et je suis inconnu dans toute la maison ?

MARTON

Oui.

CRISPIN

Je veux à la fois m’introduire et lui plaire.

Donnez-moi ce billet, je prends sur moi l’affaire.

Allez, monsieur, allez, je saurai vous servir.

MARTON

Mais vraiment, j’entrevois qu’il pourra réussir.

CRISPIN

Je ne veux que Marton pour prix de mes services.

Que n’oserai-je pas sous de pareils auspices ?

MARTON

On vient, c’est l’assemblée, éloignez-vous tous deux.

DAMIS

Je me fie à tes soins du succès de mes vœux.

MARTON

Hé ! vite, éloignez-vous, de craint de surprise.

SCÈNE II

MARTON, LES PHILOSOPHES

MARTON, leur faisant une profonde révérence.

Je vais vous annoncer, messieurs, à Cydalise.

SCÈNE III

THÉOPHRASTE, VALÈRE, DORTIDIUS

THÉOPHRASTE, à Valère.

Hé bien, le mariage est enfin décidé ?

VALÈRE

Oui, j’épouse ce soir. Le notaire est mandé.

DORTIDIUS

Parbleu, j’en suis ravi.

THÉOPHRASTE

Que je t’en félicite !

DORTIDIUS

Ma foi, cette fortune est due à ton mérite.

THÉOPHRASTE

Oui, malgré le dépit de tous les envieux.

DORTIDIUS

Dans le fond, tu pouvais espérer beaucoup mieux.

VALÈRE

Messieurs !

DORTIDIUS

Non je le pense, et c’est sans flatterie.

VALÈRE

Vous voulez…

DORTIDIUS

Nous savons honorer ton génie.

VALÈRE

Ah! tu me rends confus avec ces compliments.

DORTIDIUS

Mais c’est la vérité.

VALÈRE

Si j’avais tes talents,

Si je réunissais tes qualités sublimes,

Ces éloges alors deviendraient légitimes.

THÉOPHRASTE

Et la future enfin consent donc ?

VALÈRE

À regret ;

Mais que me fait à moi son déplaisir secret ?

THÉOPHRASTE

Sans doute, avec le temps tu la rendras docile.

DORTIDIUS

Il faut que Rosalie ait le goût difficile.

VALÈRE

Je ne sais quel rival me dispute son cœur ;

Mais Cydalise au fond n’en a que plus d’ardeur.

DORTIDIUS, en riant.

Cydalise… Conviens que la dupe est bien bonne.

VALÈRE

Que mon hymen s’achève, et je te l’abandonne.

Je mourais, si l’affaire eût traîné plus longtemps,

Et jamais à ce point on n’excéda les gens.

DORTIDIUS

Mon, ton hymen conclu, d’honneur, je me retire.

THÉOPHRASTE

Ma foi, je quitte aussi ; le moyen d’y suffire !

(À Valère)

Toi du moins, tu pouvais, animé par l’espoir,

Te faire une raison, t’ennuyer par devoir,

Et l’amour...

VALÈRE, riant.

Oui, l’amour ! c’est bien ce qui me tente !

DORTIDIUS

Il épouse parbleu dix mille écus de rente.

VALÈRE, à Théophraste.

Quoi donc ! me trouves-tu le ton d’un amoureux ?

Ce serait à mon âge un ridicule affreux.

On revient aujourd’hui de cette erreur commune,

Et l’on songe au plaisir, mais après la fortune.

THÉOPHRASTE

Il a vraiment raison.

DORTIDIUS

Je pense comme lui.

VALÈRE

Aurais-je sans cela pu supporter l’ennui

Qui m’obsédait sans cesse auprès de cette folle ?

Eût-elle été Venus, j’aurais quitté l’idole.

Oh ! je ne donne pas dans de pareils travers.

THÉOPHRASTE

On devrait l’avertir de réformer ses airs ;

Elle était autrefois moins difficile à vivre,

D’où vient qu’elle a changé ?

VALÈRE

Mais c’est depuis son livre.

THÉOPHRASTE

Quoi ! sérieusement le fait-elle imprimer ?

VALÈRE

Oui.

THÉOPHRASTE

Si l’on n’y met ordre, il faudra l’enfermer.

DORTIDIUS

Sais-tu bien qu’au besoin ce trait pourrait suffire,

Si tu pensais jamais à la faire interdire.

THÉOPHRASTE

Connais-tu son discours sur les devoirs des rois ?

VALÈRE

Ah ! ne m’en parle pas, je l’ai relu vingt fois ;

Il fallait, à toute heure, essuyer cet orage.

DORTIDIUS, sérieusement.

Entre nous, cependant, c’est son meilleur ouvrage.

Le crois-tu de sa main ?

VALÈRE

Bon ! tu veux plaisanter.

DORTIDIUS, toujours sérieusement.

Non, d’honneur ; il me plaît.

VALÈRE

Et tu peux t’en vanter !

DORTIDIUS

Je te dis qu’il est bien ; mais très bien.

VALÈRE

Tu veux rire.

C’est une absurdité qui va jusqu’au délire.

DORTIDIUS

Si j’en pensais ainsi, je le dirais très bas.

VALÈRE

Va, ton air sérieux ne m’en impose pas.

DORTIDIUS, fâché.

Enfin, monsieur décide, et chacun doit se taire.

VALÈRE

Mais au ton que tu prends, je t’en croirais le père.

DORTIDIUS

Hé bien, s’il était vrai…

VALÈRE

Ma foi, tant pis pour toi.

DORTIDIUS, plus fâché.

Mais, mon petit monsieur.

VALÈRE

Je suis de bonne foi.

DORTIDIUS

Je pourrais en venir à des vérités dures.

VALÈRE

Toujours, quand on a tort, on en vient aux injures.

DORTIDIUS

Vous me poussez au bout!73

VALÈRE

Et j’en ris, qui plus est.

DORTIDIUS, furieux.

Ah ! c’en est trop enfin.

THÉOPHRASTE

Hé ! messieurs, s’il vous plaît…

DORTIDIUS

Plaisant original, pour me rompre en visière !

THÉOPHRASTE, se mettant entre eux.

Messieurs, n’imitons pas les pédants de Molière.74

Permettez-moi tous deux de vous mettre d’accord.

VALÈRE

Moi, j’ai raison.

THÉOPHRASTE, à Valère.

Sans doute.

DORTIDIUS

Et moi, je n’ai pas tort.

THÉOPHRASTE, à Dortidius.

Vraiment non. Mais enfin on pourrait vous entendre,

Et déjà Cydalise aurait pu nous surprendre.

DORTIDIUS

L’estime qui toujours devrait nous animer…

THÉOPHRASTE

Il n’est pas question, messieurs, de s’estimer ;

Nous nous connaissons tous : mais du moins la prudence

Veut que de l’amitié nous gardions l’apparence.

C’est par ces beaux dehors que nous en imposons,

Et nous sommes perdus, si nous nous divisons. 75

Il faut bien se passer certaines bagatelles.

Tenez, on vient à nous. Oubliez vos querelles.

SCÈNE IV

LES PHILOSOPHES, CYDALISE

CYDALISE, un livre à la main.

Pardon, si j’ai tardé ; je m’occupais de vous,

Et ce sont là toujours mes moments les plus doux.

Asseyons-nous, messieurs : ah ! vous voilà, Valère !

On vient de m’apporter le projet du notaire,

Vous en serez content.

VALÈRE

Le plus cher de mes vœux,

Vous le savez, madame, en formant ces beaux nœuds,

C’est d’affermir encor l’amitié qui nous lie.

CYDALISE

Je vous dois le bonheur répandu sur ma vie,

Je m’acquitte envers vous. Mais, messieurs, à l’instant

Vous parliez avec feu. Quel sujet important

Pouvait vous diviser ? J’ai cru du moins entendre

Que l’on se disputait.

VALÈRE, avec un peu d’embarras.

Il est vrai.

CYDALISE

Puis-je apprendre

Sur quoi vous dissertiez avec tant d’intérêt ?

VALÈRE

Puisqu’il faut l’avouer, vous en étiez l’objet.

CYDALISE

Moi ?

VALÈRE

Vous. Cette chaleur en est le témoignage.

CYDALISE

Quoi donc ?

VALÈRE

Ah ! je ne puis en dire davantage.

Je ne sais point louer en présence des gens.

Parlez, messieurs, parlez.

THÉOPHRASTE

Tu permets ?

VALÈRE

J’y consens.

THÉOPHRASTE

Dans les siècles passés on cherchait un génie

Qu’on pût vous comparer. Je citais Aspasie,76

Et monsieur se fâchait de la comparaison.

VALÈRE

Je la trouve choquante, et voici ma raison.

Aspasie autrefois put briller dans Athènes ;

Mais la philosophie y fleurissait à peine.

Tous les peuples frappés de son éclat nouveau,

Durent se prosterner autour de son berceau ;

Tout fut surprise alors. Des talents ordinaires

Brillaient à peu de frais, dans ces siècles vulgaires,

Mais de nos jours l’esprit a fait tant de progrès ;

Il est si difficile, après tant de succès,

De se mettre au niveau de ces hommes célèbres,

Par qui la barbarie a vu fuir ses ténèbres,

Que je ne puis souffrir, sans me mettre en courroux,

Que l’on balance encore entre Aspasie et vous.

(À Théophraste)

Comparez donc les temps, et voyez où vous êtes.

THÉOPHRASTE

Mais les comparaisons ne sont jamais parfaites.

VALÈRE

Allons, vous aviez tort.

THÉOPHRASTE

Je le sens, j’en rougis.

CYDALISE

N’allez pas là-dessus demander mon avis ;

Je sais trop…

VALÈRE, avec un ton de sentiment.

Nous savons que vous êtes sublime.

DORTIDIUS

Ce sont nos sentiments ; mais comme il les exprime !

Il sait tout embellir !

CYDALISE, vivement.

Ah ! c’est la vérité.

VALÈRE, lui baisant la main.

Vous me pardonnez donc cette vivacité ?

CYDALISE

Je devrais le gronder, son esprit me désarme ;

On ne peut y tenir, et je suis sous le charme.77

DORTIDIUS

Personne ne sait mieux se rendre intéressant.

VALÈRE

Je vois que le génie est toujours indulgent.

CYDALISE

Monsieur Dortidius, dit-on quelques nouvelles ?

DORTIDIUS

Je ne m’occupe point des rois, de leurs querelles :

Que me fait le succès d’un siège ou d’un combat ?

Je laisse à nos oisifs ces affaires d’État.

Je m’embarrasse peu du pays que j’habite,

Le véritable sage est un cosmopolite.

CYDALISE

On tient à la patrie, et c’est le seul lien...

DORTIDIUS

Fi donc ! c’est se borner que d’être citoyen.

Loin de ces grands revers qui désolent le monde,

Le sage vit chez lui dans une paix profonde ;

Il détourne les yeux de ces objets d’horreur ;

Il est son seul monarque et son législateur ;

Rien ne peut altérer le bonheur de son être :

C’est aux grands à calmer les troubles qu’ils font naître.

THÉOPHRASTE

Il voit en philosophe, et c’est voir comme il faut.

CYDALISE

On ne trouve jamais son esprit en défaut.

VALÈRE

Madame, il a raison. L’esprit philosophique

Ne doit point déroger jusqu’à la politique.

Ces guerres, ces traités, tous ces riens importants,

S’enfoncent par degrés dans l’abîme des temps.

Tout cela disparaît au flambeau du génie,

Et si l’on peut parler sans fausse modestie,

Excepté vous, et nous, je ne découvre rien

Qui puisse être l’objet d’un honnête entretien.78

CYDALISE

Oui, véritablement, ce sont là des misères.

THÉOPHRASTE

Qu’il faut abandonner à des esprits vulgaires.

CYDALISE

Je n’appellerai pas de votre autorité.

À propos, parle-t-on de quelque nouveauté ?

VALÈRE

Nous n’en protégeons qu’une.

CYDALISE

Un chef-d’œuvre, sans doute ?

VALÈRE

C’est une découverte, une nouvelle route,

Que l’un de nous, madame, entreprend de trace,

Un genre où le génie a de quoi s’exercer.

CYDALISE

Une tragédie ?

VALÈRE

Oui, purement domestique.79

Comme nous les voulons.

CYDALISE

Je craindrais la critique ;

Contre les nouveautés elle a toujours raison ;

Et le public...

VALÈRE

Vraiment, il décide en oison ;

Nous savons bien cela : mais nous ferons la guerre.

CYDALISE

Je ne sais, le vieux goût tient encore au parterre.

VALÈRE

Nous risquons, il est vrai, surtout les premiers jours ;

Mais nous ferons un bruit à rendre les gens sourds.

Nous avons des amis, qui de loges en loges,

Vont crier au miracle, et forcer les éloges ;

N’avons-nous pas d’ailleurs le succès des soupers ?

CYDALISE

Oui, je n’y songeais pas, et vous me détrompez.

VALÈRE

Nous avons tant de gens qui pour nous se dévouent

Tant de petits auteurs qui par orgueil nous louent

Que je suis assuré qu’avec un peu d’encens,

Nous leur ferions à tous abjurer le bon sens.

THÉOPHRASTE

Ha, ha, ha, ha, ha, ha, c’est la vérité pure.

VALÈRE

Mais non, sans plaisanter, j’en ferais la gageure.

CYDALISE

Et ce chef-d’œuvre enfin l’attendrons-nous longtemps ?

VALÈRE

Nous sommes occupés de soins plus importants.

CYDALISE

Quoi donc ?

VALÈRE

Certain auteur dans une comédie

Veut, dit-on, nous jouer.

CYDALISE

L’entreprise est hardie.

DORTIDIUS, avec feu.

Nous jouer ! Mais vraiment, c’est un crime d’État ;

Nous jouer !

VALÈRE

Nous saurons parer cet attentat.

CYDALISE

Ah ! le public entier…

DORTIDIUS

Nous pourrions nous méprendre,

Nous l’avons malmené : s’il allait nous le rendre ?

CYDALISE

Ah ! tous les magistrats élèveraient la voix.

THÉOPHRASTE

Nous nous sommes brouillés avec ces gens de lois.

CYDALISE

Mais la Cour…

VALÈRE

Ne prendra jamais notre querelle ;

Nous en avons agi lestement avec elle.

DORTIDIUS

Vous verrez qu’il faudra dire un mot à l’auteur.

THÉOPHRASTE

Oui, du moins on pourrait essayer s’il a peur.

VALÈRE

Le pis aller, messieurs, c’est d’attendre l’orage,

Jusque-là, diffamons et l’auteur et l’ouvrage ;

Armons la main des sots pour nous venger de lui ;

Portons des coups plus sûrs en nous servant d’autrui.

Ne peut-on pas gagner des acteurs, des actrices ?

Nous aurons un parti jusques dans les coulisses.80

Il faut de la cabale exciter les rumeurs,

Nous montrer, même en loge, aux yeux des spectateurs.

Je connais le public, nous n’avons qu’à paraître :

Il nous craint.

CYDALISE

C’est bien dit : qui le brave est son maître.

Mais notre colporteur tarde bien à venir.

Il devrait être ici : qui peut le retenir ?

DORTIDIUS

Peut-être qu’il attend.

CYDALISE

Il faut qu’on l’avertisse.

THÉOPHRASTE

Le voici justement.

SCÈNE V81

UN LAQUAIS, CYDALISE, LES PHILOSOPHES

LAQUAIS

Madame?

CYDALISE

Il n’est venu personne

Pour des livres ?

LAQUAIS

Personne.

CYDALISE, avec un mouvement d’inquiétude.

Un ordre clandestin

L’aurait-il fait saisir ? … Appelez Valentin.

LAQUAIS

Madame, il est fort mal, et l’on craint pour sa vie.

DORTIDIUS

Tant mieux ! c’est un sujet pour notre anatomie.

CYDALISE

Mais est-il donc si mal ?

LAQUAIS

Il est désespéré,

Madame, et je le tiens pour un homme enterré.

DORTIDIUS

Le pauvre Valentin ! c’est un garçon que j’aime,

Et qu’il me tarde bien de disséquer moi-même.

(À Cydalise)

Mais vous deviez, je crois, commencer votre cours,

Madame ; cependant vous différez toujours.

CYDALISE

Ce projet, de ma part, n’était qu’un pur caprice…

LAQUAIS

Voice le colporteur.

(Il sort.)

SCÈNE VI

M. PROPICE, CYDALISE, LES PHILOSOPHES

CYDALISE

Entrez, Monsieur Propice.

Avez-vous du nouveau ?

M. PROPICE

Je ne cours pas après,

Madame. Avez-vous lu les Bijoux indiscrets ?

C’est une gaillardise assez philosophique,

Du moins à ce qu’on dit.

CYDALISE

L’idée en est comique ;

Mais cela n’est pas neuf.

M. PROPICE

Cela se vend toujours.

CYDALISE

Passons.

M. PROPICE

Connaissez-vous les Lettre sur les sourds?

CYDALISE

L’auteur m’en fit présent.

DORTIDIUS

Tout son mérite y brille.

M. PROPICE

Vous ne voudriez pas du Père de famille?82

Cela n’est pas trop bon.

DORTIDIUS, ironiquement.

Vous vous y connaissez.

M. PROPICE

Mais le public le dit, et je l’en crois assez.

Pour le livre des Mœurs, je me souviens, madame,

De vous l’avoir vendu.

(Il lit les titres)

Réflexions sur l’âme?83

CYDALISE

Voyons, Je les connais. Est-ce tout ?

M PROPICE

Vraiment, non.

L’Interprétation de la nature.

CYDALISE

Bon,

C’est un livre excellent !

DORTIDIUS

Sublime !

THEOPHRASTE

Nécessaire !

CYDALISE

Je le garde ; quelqu’un m’a pris mon exemplaire.

M. PROPICE

Ceci, c’est le Discours sur l’inégalité.84

CYDALISE, le prenant.

Ah ! je vais le relire avec avidité.

Quel est cet autre écrit… là… que je vois en tête ?

M. PROPICE

Madame, ce n’est rien ; c’est le Petit Prophète.85

CYDALISE

Ah ! ah ! je m’en souviens ; il est très amusant.

M. PROPICE

Oui, c’est un badinage infiniment plaisant.

N’attendez-vous plus rien de mon petit service ?

CYDALISE

Non. Je retiens ceci, Bonjour, monsieur Propice.

SCÈNE VII

CYDALISE, LES PHILOSOPHES

CYDALISE

Ah ! je relirai donc mon livre favori !

VALÈRE

Quoi, l’Inégalité. C’est bien le mien aussi.

THÉOPRASTE

Ce livre est un trésor ; il réduit tous les hommes

Au rang des animaux, et c’est ce que nous sommes.

L’homme s’est fait esclave en se donnant des lois,

Et tout n’irait que mieux s’il vivait dans les bois.

CYDALISE

Pour moi, je goûterais une volupté pure

À nous voir tous rentrer dans l’état de nature.

THÉOPRASTE

Les esprits dans l’erreur sont encor trop plongés,

Et l’on est retenu par tant de préjugés... !

Il est tant de savants qui n’en ont pas l’étoffe... !

CYDALISE

Mais que nous veut Marton ?

SCÈNE VIII

MARTON, CYDALISE, LES PHILOSOPHES

MARTON

Madame, un philosophe

Demande à vous parler.

CYDALISE

Il se nomme ?

MARTON

Crispin.

CYDALISE

Le nom est singulier.

DORTIDIUS

Oui, parbleu !

CYDALISE

Mais enfin.

Les nomes ne prouvent rien : ah ! ciel ! quelle surprise !

SCÈNE IX

CRISPIN, CYDALISE, LES PHILOSOPHES, MARTON

CRISPIN, allant à quatre pattes.86

Madame, elle n’a rien dont je me formalise.

Je ne me règle plus sur les opinions,

Et c’est-là l’heureux fruit de mes réflexions.

Pour la philosophie un goût à qui tout cède,

M’a fait choisir exprès l’état de quadrupède :

Sur ces quatre piliers mon corps se soutient mieux,

Et je vois moins de sots qui me blessent les yeux.

CYDALISE, à Valère.

Il est original du moins dans son système.

VALÈRE

Mais il est fort plaisant.

MARTON

Moi, je sens que je l’aime.

CRISPIN

En nous civilisant, nous avons tout perdu,

La santé, le bonheur, et même la vertu.

Je me renferme donc dans la vie animale ;

Vous voyez ma cuisine, elle est simple et frugale.87

On ne peut, il est vrai, se contenter à moins ;

Mais j’ai su m’enrichir en perdant des besoins.

La fortune autrefois me paraissait injuste ;

Et je suis devenu plus heureux, plus robuste

Que tous ces courtisans dans le luxe amollis,

Dont les femmes enfin connaissent tout le prix.

Prévenu de l’accueil que vous faites aux sages,

Madame, je venais vous rendre mes hommages,

Inviter ces messieurs, peut-être à m’imiter,

Du moins si mon exemple a de quoi les tenter.

CYDALISE

Savez-vous qu’on démêle, à travers sa folie,

De l’esprit ?

DORTIDIUS

Mais beaucoup.

MARTON

Je dirais du génie ;

Et jamais philosophe à ce point ne m’a plu.

THEOPHRASTE

C’est ce que nous cherchions ; un homme convaincu,

Qui plein de son système, et bravant la critique,

Aux spéculations veut joindre la pratique.

CYDALISE

Dans le fond, ce serait un homme à respecter ;

Mais par les préjugés on se sent arrêter.

CRISPIN

Ma résolution peut vous sembler bizarre.

CYDALISE

Vous donnez, à vrai dire, un exemple bien rare ;

Mais votre empressement ne peut qu’être flatteur ;

Vous êtes philosophe, et même à la rigueur.

CRISPIN

Je me suis interdit de consulter les modes,

J’ai cru que des habits devaient être commodes,

Et rien de plus. Encor dans un climat bien chaud...

THEOPHRASTE

On juge ici, monsieur, l’homme par ce qu’il vaut,

Et non par les habits.

CRISPIN

C’est penser en vrai sage.

CYDALISE

Mais qui peut nous venir ?

SCÈNE X

M. CARONDAS, CYDALISE, LES PHILOSOPHES, CRISPIN, MARTON

M. CARONDAS, fixant beaucoup Crispin, et marquant de l’embarras.

J’ai rempli mon message,

Madame… et le notaire… arrive en un moment.

CYDALISE

Qu’avez vous ?

M. CARONDAS, montrant Crispin, qui se cache un peu derrière Cydalise.

Quel est donc cet animal plaisant ?

CYDALISE

C’est un grand philosophe, il sera de la fête.

CRISPIN

En vérité… madame…

M. CARONDAS, à Valère.

Ah ! la maudite bête !

Nous sommes découverts.

VALÈRE

Hé ! comment ?

M. CARONDAS

C’est Crispin,

Le valet de Damis.

CRISPIN, se relevant.

Hé ! oui, monsieur Frontin :

Parlez haut ; oui, c’est lui.

CYDALISE

Quel est donc ce mystère ?

CRISPIN, en montrant Valère.

Le valet de monsieur est votre secrétaire,

Et je me suis servi de ce déguisement,

Pour remettre en vos mains un billet important,88

(Montrant M. Carondas)

Surpris chez ce fripon.

CYDALISE, ouvrant le billet.

Je connais l’écriture;

(À Valère)

C’est la vôtre, monsieur.

CRISPIN

Lisez, je vous conjure.

VALÈRE, aux philosophes.

Ah ! nous sommes perdus !

CYDALISE, lit haut, mais d’une voix altérée, et qui s’affaiblit peu à peu.

« Je te renvoie, mon cher Frontin, ce recueil d’impertinences que Cydalise appelle son livre. Continue de flatter cette folle, à qui ton nom savant en impose. Théophraste et Dortidius viennent de me communiquer un projet excellent qui achèvera de lui tourner la tête, et pour le succès duquel tu nous seras nécessaire. Ses ridicules, ses travers, ses... »

CRISPIN

Elle baisse la voix,

Et n’ira pas plus loin, à ce que je prévois.

M. CARONDAS

Ah, traitre de Crispin!

DORTIDIUS, à Valère.

L’aventure est fâcheuse,

Mais nous y sommes faits.

VALÈRE, bas.

Quelle disgrâce affreuse !

Que lui dire ? Sortons.

CYDALISE

Lisez, Monsieur, lisez ;

Et justifiez-vous après, si vous l’osez.

De vos séductions j’étais donc la victime !

Et mes yeux sont ouverts sur le bord de l’abîme !

Que vous avais-je fait pour me traiter ainsi ?

Allez, et de vos jours ne paraissez ici.

Votre confusion suffit à ma vengeance.

Ingrats ; d’autres peut-être auront moins d’indulgence.

C’est le dernier espoir de mon cœur outragé :

Partez.

VALÈRE, furieux.

Ah ! malheureux.

M. CARONDAS

Voilà notre congé.

(Ils sortent.)

CYDALISE

Les cruels, à quel point ils m’avaient prévenue !

SCÈNE XI et dernière

DAMIS, ROSALIE, CYDALISE, MARTON, CRISPIN

CYDALISE

Venez, Damis, venez, je sens que votre vue

Me rappelle l’excès de mon aveuglement.

DAMIS

Les voilà démasqués, l’erreur n’a qu’un moment.

Ils sont assez punis de n’être plus à craindre,

Et ce n’est plus à vous, madame, de vous plaindre.

CYDALISE

À ces hommes pervers j’avais sacrifié

Les devoirs les plus saints, et même l’amitié.

Vous êtes bien vengé ! Ma chère Rosalie,

Je reconnais mes torts, que ton cœur les oublie ;

Je les répare tous en te donnant Damis.

DAMIS

Vous trouverez en moi les sentiments d’un fils.

ROSALIE

Tous mes vœux sont remplis, le ciel me rend ma mère.

CRISPIN

Moi, j’épouse Marton, pour terminer l’affaire.

MARTON, au public.

Des sages de nos jours nous distinguons les traits :

Nous démasquons les faux, et respectons les vrais.

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